Par un arrêt remarqué du 11 juillet 2011, le Conseil d’Etat a posé la méthodologie de la charge de la preuve du harcèlement moral dans la fonction publique.

Par un arrêt du 12 mars 2010, le Conseil d’Etat avait jugé que le harcèlement moral pouvait ouvrir droit à la protection fonctionnelle à la demande d’un agent victime.

La mise en œuvre de cette obligation statutaire de protection « dans l’exercice de sa fonction » peut correspondre à l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur posée par la cour de cassation pour les salariés : l’employeur au sens large doit prévenir du risque psycho-social au travail et prendre toutes mesures utiles pour mettre fin à l’exercice d’actes qui entreraient dans le champ de l’article 6 quinquies de la loi 83-634 du 13 juillet 1983 dite Loi Le Pors (ou de l’article L1152-1 du code du travail, équivalent pour les salariés) et de l’article L22-33-2 du code pénal.

Depuis cet arrêt, le Conseil d’Etat a considérablement affiné sa position quant à la qualification et à la reconnaissance du harcèlement moral dans la fonction publique. En témoigne un arrêt de section du 11 juillet 2011 qui vient d’être confirmé dans un arrêt inédit du 25 novembre 2011.

Ces précisions devenaient nécessaires face à la recrudescence de suicides, d’arrêts pour syndrome dépressif réactionnel au sein de nombreuses administrations et à la récente augmentation du contentieux présenté par les agents devant le juge administratif.

Compte tenu de la reproduction à l’identique du considérant de l’arrêt du 11 juillet 2011 dans celui du 25 novembre 2011, il est possible d’affirmer que le Conseil d’Etat vient d’ériger unconsidérant de principe quant à la charge de la preuve du harcèlement moral.

« Considérant d’une part qu’il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de faits susceptibles de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement ; qu’il incombe à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement ; que la conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile ; » (Conseil d’Etat, Section 11 juillet 2011, n°321225 et Conseil d’Etat 25 novembre 2011, n°353839)

1)       La méthodologie de qualification du harcèlement moral depuis l’arrêt du 12 mars 2010

Saisir le juge administratif pour faire reconnaître des faits de harcèlement moral reste une démarche très complexe, compte tenu du caractère subjectif de la demande.

Conformément à l’article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983, «  aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

Quelques rares décisions des juges du fond ou du Conseil d’Etat avaient donné des indications sur la qualification juridique du harcèlement.

Ainsi, un chef de bureau en charge des ressources humaines ayant reçu une nouvelle affectation par suite de difficultés relationnelles avec un nouveau directeur a subi, dans ce nouveau poste, outre un déclassement une grave dégradation de ses conditions de travail (privation de son ordinateur et de l’usage du téléphone) : le harcèlement moral est constitué même si la victime n’apporte pas suffisamment la preuve d’un lien de cause à effet direct entre ses problèmes de santé et ses difficultés professionnelles. (TA BESANCON, 11 décembre 2003, BRAIDO c/ Centre de réadaptation de Quingey, AJFP 2004, 87).

L’arrêt du 12 mars 2010 précité a été par la suite largement commenté. Sous cet arrêt, la doctrine a souligné le courage du conseil d’Etat : « la position tenue dans cet arrêt est courageuse et nécessaire. Courageuse parce que le harcèlement moral dans l’administration relève d’un véritable tabou, plus encore qu’au sein de l’entreprise. La mise en péril du mode de fonctionnement hiérarchique, l’atteinte portée à la moralité administrative, la gravité des comportements révélés par ce type d’affaires, conséquence notamment de la stabilité de l’emploi. » (Harcèlement moral : la position courageuse et nécessaire du Conseil d’Etat, P. PLANCHET, AJDA 2007, p.428)

La définition du harcèlement moral en droit public additionne trois composantes : des agissements répétés, la dégradation des conditions de travail et une atteinte à l’intégrité de la personne (dignité et santé).

Cette définition reprend totalement la définition prescrite dans le code pénal, la jurisprudence y intégrant les spécificités liées aux obligations de l’administration et des agents.

Compte tenu de la complexité de ce type de contentieux, la doctrine a diagnostiqué plusieurs catégories de harcèlements : le harcèlement du haut, du bas et le harcèlement horizontal. Les éléments constitutifs, la structure du harcèlement ne sont pas toujours les mêmes et surtout, sa finalité est loin d’être univoque. Le harcèlement horizontal peut devenir mixte (horizontal/vertical descendant) dans la mesure où la hiérarchie ne fait rien et laisse faire.

Aussi le harcèlement moral peut-il s’exprimer la plupart du temps par l’exercice d’un pouvoir hiérarchique abusif mais également de façon collective par un groupe de subordonnés ou par des collègues de même grade. De même, le harcèlement peut-être institutionnel comme strictement lié à une stratégie de gestion (pratiques d’ailleurs récemment condamnées par la cour de cassation chambre sociale en novembre 2010), professionnel, comme résultat d’une dynamique collective qui tout en pouvant nourrir la perversité de certains n’en dépend pas, enfin immoral, comme inhérent à une personne affichant la volonté de détruire l’autre, collègue, inférieur ou supérieur. « Le harcèlement immoral a toujours pour objet une dégradation des conditions de travail et souvent pour but de porter atteinte à la dignité de la victime. Le harceleur pervers vise à la destruction ou mieux encore à l’érosion de sa victime, source de plaisir. (…) le but est la souffrance, seul aspect du travailleur digne d’intérêt pour le harceleur. » (in A. PUPPO, op. précité)

La doctrine n’a pas manqué de souligner que la spécificité du rapport de travail dans la fonction publique est traditionnellement liée au caractère exceptionnel du licenciement. Aussi, le harcèlement se manifeste par l’application de sanctions déguisées permettant d’échapper aux mécanismes protecteurs des procédures disciplinaires. L’exemple classique étant évidemment la mutation d’office : « au moyen d’une sanction déguisée, l’employeur public essaie d’obtenir le même but, l’élimination de l’agent, sans se soumettre à la procédure disciplinaire garantissant les droits de l’agent. » (A. PUPPU, o. cité)

Ainsi que l’a encore souligné cette doctrine, « le choix entre la fidélité à la loi, expression d’une volonté générale assez abstraite et peu menaçante, et la fidélité à la personne qui, en forçant un peu les traits, dispose du droit de vie et de mort sur la carrière de l’agent reste souvent la seule alternative. (…) L’agent se trouvant face à un conflit de devoirs, indépendamment du choix final, ne peut pas échapper à de fortes pressions psychologiques, dégradant les conditions de son travail et susceptibles sans doute d’altérer sa santé mentale. »

« Les dossiers de harcèlement moral révèlent souvent un agent désemparé livré à lui-même, cherchant auprès de la justice l’ultime moyen de mettre fin à son calvaire. Le juge lui doit donc une écoute particulière ne serait-ce que par souci d’équité. » (Harcèlement moral : la position courageuse et nécessaire du Conseil d’Etat, P. PLANCHET, AJDA 2007, p.428)

L’article 6 quinquies précité ainsi que la grille d’analyse opérée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 12 mars 2010 permettent de donner une idée de l’analyse à laquelle le juge peut procéder pour qualifier les faits comme constituant un harcèlement moral. (L’action en réparation des préjudices nés du harcèlement moral auprès du juge administratif : premier bilan – B. ARVIS, AJFP 2009, p. 259)

Juridiquement, les faits de harcèlement moral constituent une violation de la loi qui constatée génère une attaque préjudiciable à l’agent victime, ouvrant droit automatiquement à la mise en œuvre de la protection fonctionnelle et à la réparation du préjudice subi.

L’agent doit rapporter la preuve d’une dégradation de ses conditions de travail en rappelant les éléments chronologiques de l’apparition de la faute de l’administration. Ainsi, l’apparition des faits reprochés ainsi que leur répétition sur une période donnée doivent être démontrés.

Par apparition des faits reprochés, il faut souvent entendre la rupture, dans la carrière de l’agent, avec une progression et un avancement sans histoire relevés par la notation : après plusieurs années de progression habituelle, soudain l’arrivée du harceleur ou d’un événement brutal (nouveau process de management interne, désorganisation de service…) met fin à cette progression constante.

C’est cette rupture qui permet de faire le constat des graves dysfonctionnements.

Ensuite, l’agent doit pouvoir prouver la dégradation de moyens matériels nécessaires aux bonnes conditions de travail : privation des équipements standards et notamment la « privation, pendant plusieurs mois, de l’usage d’un ordinateur et du téléphone » (TA BESANCON, 11 décembre 2003, BRAIDO c/ centre de réadaptation de Quingey précité). Le Conseil d’Etat rappelle que cela s’entend aussi bien des moyens matériels individuels de l’agent que de la privation des moyens généraux du service : par la production d’une note de service, l’agent a démontré qu’il avait été, sans justification valable, évincé du circuit interne du courrier (CE 26 janvier 2007, GIFFARD, p. 915)

De même, le harcèlement moral conduit à une atteinte à la santé de l’agent harcelé et en particulier à sa santé mentale, souvent matérialisée par des symptômes de dépression et dans les cas les plus graves, par des tentatives de suicide ou un suicide.

Enfin l’atteinte se traduit souvent, en complément, par une sanction de l’avenir et de la carrière de l’agent, poussé prématurément à la retraite ou en congé longue durée voire à un changement d’affectation. Ainsi, une cour administrative d’appel a pu relever que constituait une telle atteinte le fait d’avoir obligé l’agent à présenter sa mutation et, ce faisant, à interrompre prématurément le déroulement de sa carrière au sein de la collectivité. (CAA MARSEILLE, 16 sept. 2003, Commune de Peyrolles en Provence).

2)       La nouvelle grille de lecture posée par le Conseil d’Etat le 11 juillet 2011

La nouveauté apportée par l’arrêt du 11 juillet 2011 confirmée par le Conseil d’Etat le 25 novembre 2011 permet de décrypter la méthodologie affinée du juge administratif. Il s’agit en effet d’apprécier de façon systémique des faits subjectifs rapportés par un agent et contestés par l’administration.

Du contradictoire doit naître la qualification juridique des faits de harcèlement ou son inexistence. L’agent victime devra saisir l’administration en énonçant de façon structurée les atteintes qu’il subit. En retour, l’Administration devra prouver que les décisions prises – mutation, rétrogradation de tâches, maintien illégal en congés longue maladie, affectation tardive ou demi-traitement par exemple- sont justifiées par une procédure prévue par les textes. Ainsi, toute atteinte à l’agent en raison de sa personne en dehors d’une procédure disciplinaire permet de soupçonner l’existence d’un harcèlement moral.

Cette position est encourageante et oblige l’administration à prendre position de façon structurée et justifiée face aux dénonciations faites par l’un de ses agents. Pour autant, le juge ne peut pas se substituer à l’administration dans son appréciation de l’aptitude professionnelle, de la manière de servir ou du pouvoir hiérarchique, qui font la caractérisation de la gestion des ressources humaines dans l’administration.

La plupart des décisions concluront en effet que l’administration n’aura pas excédé les limites de son pouvoir hiérarchique dans l’attribution des sanctions aux agents.

Le récent décret n°2011-774 du 28 juin 2011 portant modification du décret n° 82-453 du 28 mai 1982 modifié relatif à l’hygiène et la sécurité du travail ainsi qu’à la prévention médicale dans la fonction publique vient de créer le CHSCT au sein de la fonction publique et a renforcé le rôle de la médecine préventive, dans un contexte de prévention des risques psycho-sociaux, face aux drames que vit actuellement le service public.

Compte tenu de la durée des procédures devant le juge administratif, il n’est pas encore possible d’avoir le recul nécessaire à l’appréciation de l’effectivité opérationnelle de ces récentes normes, tant légales que jurisprudentielles.

Néanmoins, la nouvelle position du Conseil d’Etat, confirmée, a le mérite d’être courageuse et de fixer de façon plus certaine la grille d’analyse d’un phénomène qui reste difficile à démontrer, sans s’immiscer dans le pouvoir hiérarchique. Le juge oblige de façon plus concrète l’administration à justifier de ses décisions dans sa gestion de l’humain ce qui encourage la prise de conscience collective du mal-être dénoncé.

Pour autant, le Conseil d’Etat n’a pas retenu la qualification de harcèlement moral dans les dernières décisions précitées au regard notamment du comportement de l’agent qui avait fait l’objet d’une sanction disciplinaire (décision du 11 juillet 2011) ou de l’insuffisance de preuves rapportées par l’agent au soutien de ses dénonciations (décision du 25 novembre 2011).

Cette position, logique, pose néanmoins le problème pratique fréquemment rencontré de la difficulté de la preuve du harcèlement par des moyens matériels incontestables, ce qui fait toute la perversité du phénomène.

Néanmoins, l’avancée majeure des deux dernières années permet aujourd’hui de dénoncer au sein de l’administration le harcèlement subi et de déclencher des procédures internes que l’on espère plus efficaces pour la prévention de la souffrance au travail.