Par une décision en date du 12 décembre 2022 n°2022-227, le Défenseur des Droits a rappelé les principes fondamentaux de la charge de la preuve en matière de protection des lanceurs d’alerte et de recours en annulation contre une sanction disciplinaire prise à titre de représailles devant les juridictions administratives.

Cette décision intervient dans le cadre d’une procédure d’appel contre le rejet, par le tribunal administratif de PARIS, d’une demande d’annulation d’avertissement infligé à un policier qui avait dénoncé des comportements inacceptables par certains de ses collègues au dépôt du tribunal judiciaire de PARIS.

Cette affaire illustre :

– D’une part les méthodes habituelles du Ministère de l’Intérieur pour museler l’un de ses agents qui irait contester des débordements constatés et, plus largement, qui dénoncerait le comportement de l’institution,

– D’autre part la sévérité du tribunal administratif qui, de manière assez régulière, renverse la charge de la preuve pour les lanceurs d’alerte ou les victimes de harcèlement moral, pratiquant, par le contrôle strict de la légalité, une véritable décontextualisation des faits.

Cette décision spectaculaire qui répond à de vraies problématiques managériales au sein du Ministère de l’Intérieur et de l’administration en général, vient aussi rappeler plusieurs règles de droit à la juridiction administrative, tant en termes de harcèlement moral que de protection des lanceurs d’alerte, ce que l’on ne peut que saluer.

M. BENMOHAMED, chef de brigade au sein de l’Unité de transfèrement de nuit (UTN), avait dénoncé à plusieurs reprises auprès de sa hiérarchie le traitement réservé par plusieurs de ses collègues à l’encontre des personnes placées dans les cellules du dépôt.

Ses alertes portaient notamment sur des vols d’affaires personnelles, des insultes à caractère raciste et homophobe, des refus de soins, des privations d’eau et de nourriture, des traitements humiliants et dégradants à l’égard des personnes déférées ainsi que des risques d’atteinte à la dignité que font peser les transfèrements tardifs en maison d’arrêt.

A la suite de ses signalements, aucune mesure n’a été prise pour faire cesser ces agissements, aucune sanction disciplinaire n’a été adoptée à l’égard des agents concernés et le procureur n’a pas été saisi.

Si l’IGPN a mené une enquête administrative interne qui s’est clôturée le 3 février 2020 concluant à l’existence de nombreux dysfonctionnements en préconisant des mesures correctives, aucune n’a été prise.

Face à l’inertie de sa hiérarchie, M. BENMOHAMED a alors alerté l’opinion publique à travers le média StreetPress le 27 juillet 2020 et a saisi le Défenseur des Droits afin de bénéficier du statut de lanceur d’alerte.

En représailles, sa hiérarchie prenait alors une série de décisions défavorables à son encontre dont une sanction disciplinaire d’avertissement le 4 janvier 2021 pour manquement à l’obligation de loyauté.

Il convient de préciser que ces méthodes managériales sont quasi systématiques au sein du Ministère de l’Intérieur, lorsqu’un agent ose dénoncer non seulement le comportement de collègues, mais aussi l’inertie de sa hiérarchie, ce que cette dernière qualifie de « manquement à l’obligation de loyauté ».

Le Défenseur des Droits a, dans un premier temps, contacté le Ministère de l’Intérieur qui a nié tout lien entre la sanction de M. BENMOHAMED et ses alertes.

M. BENMOHAMED a alors exercé un recours devant le tribunal administratif de Paris en annulation de sa sanction et a déposé plainte contre X le 29 juillet 2020 devant le Procureur de la République pour harcèlement moral.

Par jugement en date du 30 juin 2021, le tribunal administratif a rejeté son recours au motif que cette sanction était sans lien avec ses signalements.M. BENMOHAMED a fait appel de cette décision et c’est dans le cadre de cet appel que le Défenseur des Droits a entendu formuler ses observations.

La démonstration retenue par le Défenseur des Droits se fait en trois temps.

Tout d’abord, le DDD a analysé la qualité de lanceur d’alerte de M. BENMOHAMED sous le régime antérieur à la loi WASERMAN. Ainsi, il retient que les irrégularités dénoncées, « compte tenu de leur gravité, sont susceptibles de recevoir une qualification pénale ou de violations graves et manifestes de plusieurs engagements internationaux ratifiés par la France. ».

Sa démarche était de bonne foi et une enquête IGPN avait conclu à de nombreux dysfonctionnements. M. BENMOHAMED avait par ailleurs porté ces signalements à la connaissance de ses supérieurs hiérarchiques qui n’ont conduit ni à l’arrêt des agissements constatés, ni à aucune mesure disciplinaire, ni un article 40 du code de procédure pénale.

Face à cette inertie, que l’on connaît en pratique comme régulière, visant à protéger l’image de l’institution ainsi que les abstentions coupables de la hiérarchie, M. BENMOHAMED a alors décidé d’alerte l’opinion publique par voie de presse, via le media STREETPRESS le 27 juillet 2020.

Le Défenseur des Droits conclut ainsi que la procédure de signalement graduée prévue à l’article 8 de la loi du 9 décembre 2020 a bien été respectée.

Il convient de préciser que depuis la loi WASERMAN, l’épuisement des voies internes n’est plus requis de sorte que le lanceur d’alerte peut tout à fait choisir de saisir une autorité extérieure et de rendre son alerte publique sans avoir à aviser au préalable sa hiérarchie. Cette avancée majeure et particulièrement protectrice du régime permet justement d’éviter les mesures de représailles et le fait, pour les hiérarchies, d’étouffer les affaires.

En tout état de cause, cette décision du Défenseur des Droits permet de rappeler à l’ordre les administrations sur la légalité des signalements y compris par voie de presse, dès lors que lorsqu’ils entrent dans le champ de la loi sur les lanceurs d’alerte, ils sont parfaitement légaux et la violation de l’obligation de réserve ou de loyauté ne saurait en aucun cas être relevée.

La loi sur les lanceurs d’alerte vise justement à protéger l’application d’un certain nombre de droits, en particulier dans les administrations régaliennes ou la police doit faire montre de comportements exemplaires. Elle associe les agents directement au respect de ces règles, en particulier lorsque l’administration n’agit pas, plus ou moins intentionnellement.

Ensuite, le Défenseur des Droits a examiné l’existence du lien entre la sanction disciplinaire et l’alerte de l’agent. Ainsi, il relève toute une série de mesures défavorables prises à l’encontre du policier et, si le contentieux administratif dans lequel il intervient ne porte que sur l’une d’elle, un avertissement, le DDD précise que « les faits rapportés montrent que celui-ci a été infligé dans un contexte de représailles subies par le requérant qui, avant ses signalements, n’avait pas rencontré de difficultés dans sa carrière. »

Le Défenseur des Droits rappelle ainsi la chronologie des événements et la concordance de temps entre la réitération des alertes et le soudaine « perte de confiance » à son égard par sa hiérarchie. Il souligne d’ailleurs dans sa décision l’extrait du rapport d’un commissaire divisionnaire de police à l’encontre de M. BENMOHAMED, particulièrement édifiant et menaçant : « son manque de loyauté et sa méfiance viscérale envers la hiérarchie du service dénote un état d’esprit qu’il convient de dénoncer. Nous ne pouvons nous satisfaire du chantage qu’il met en œuvre. »

Par ailleurs, le DDD retient que cette sanction est intervenue deux ans après les faits et que de manière « à tout le moins paradoxale », il a pourtant été reproché à M. BENMOHAMED d’avoir mis une semaine pour rédiger son rapport demandé sur les dysfonctionnements constatés.

Enfin, le DDD relève que plusieurs agents ont refusé de témoigner en indiquant avoir peur des représailles, ce qui était reproché à M. BENMOHAMED comme une manière d’entraver le bon déroulement de l’enquête.

Il constate de même que l’ensemble des faits sont liés au traitement de l’alerte et « très proches de l’alerte elle-même », et ce alors que c’est la médiatisation du signalement qui aura, in fine, permis d’y mettre fin.

En dernier lieu et non des moindres, le DDD donne une véritable leçon de droit à la juridiction administrative en matière de charge de la preuve.

Ainsi, « il convient toutefois d’insister, eu égard aux difficultés propres à l’établissement de la preuve en la matière, sur le mécanisme probatoire particulier applicable, dès lors qu’un agent présente des éléments de fait permettant de présumer qu’il a procédé de bonne foi à un signalement.

Il apparaît particulièrement important, au vu de la nouveauté de ce contentieux, dont le cadre jurisprudentiel reste à définir, ainsi que de la situation de particulière vulnérabilité des lanceurs d’alerte, de rappeler le principe de l’aménagement des règles de dévolution de la preuve. »

Rappelant la jurisprudence établie en matière de harcèlement moral, le DDD précise, faut-il le rappeler, qu’en présence d’allégations sérieuses permettant de présumer qu’une alerte a été lancée dans les conditions de la loi, il incombe à l’administration d’établir que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers au signalement émis.

En l’espèce, le DDD relève que « la formation de jugement du tribunal administratif de PARIS a mis à la charge du seul réclamant l’établissement de la preuve du lien entre l’alerte et la décision attaquée. »

Or le tribunal aurait dû constater que la « sanction d’avertissement prononcée à l’encontre de M. BENMOHAMED le 4 janvier 2021 n’apparaît pas justifiée par des considérations étrangères à son alerte et, partant, à en prononcer l’annulation ».

Que nous apprend cette décision fort bienvenue ?

D’une part que les hiérarchies policières ne pourront plus, désormais, se retourner contre les agents lanceurs d’alerte en interne, pour d’une part couvrir des agissements délictuels, d’autre part déclencher des procédures disciplinaires pour manquement à l’obligation de loyauté ou de réserve.

D’autre part, un signalement par voie de presse est légal et prévu par les textes pour pallier l’inaction fautive des employeurs publics, en particulier lorsqu’ils sont directement impliqués dans la commission de l’infraction.

Enfin, et c’est particulièrement remarquable, le DDD relève une pratique contra legem et malheureusement assez répandue au sein des juridictions administratives de ne pas respecter la charge de la preuve, tout en décontextualisant les situations lorsqu’elles procèdent au contrôle de la légalité d’un acte, par une pratique assez rigide de l’examen strict de la seule décision déférée, alors qu’en matière d’alerte ou de harcèlement, c’est justement cette décontextualisation qui autorise les plus graves atteintes.

Même si le DDD ne rend que des avis qui ne lient pas la juridiction, cette décision constitue une véritable avancée. Ainsi, le DDD prend toute sa position d’autorité administrative indépendante, tant vis-à-vis des administrations que des juridictions administratives. Mais bien au-delà, elle constitue l’expression de la garantie pour les lanceurs d’alerte d’avoir un rocher sur lequel se poser, quand tout le système s’abat sur eux et participe de leur isolement.

A diffuser massivement ! Saluons le courage de cet agent et de son conseil pour être allés au bout de ce que prévoient les textes avec une telle publicité !

Photo France Info

Privacy Preference Center