L’état actuel du droit du contentieux administratif ne permet pas de prendre en compte les spécificités du harcèlement moral dans la fonction publique, au regard de la gravité des conséquences pour la carrière du fonctionnaire et la mise au placard qui peut s’ensuivre.
Madame le Sénateur Annie DAVID a adressé trois questions écrites à M. le Ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique le 22 avril 2010 concernant les problèmes de harcèlement moral pouvant toucher les agents publics dans l’exercice de leurs fonctions.Ces questions permettent de mettre en exergue trois problématiques majeures liées à ces situations que le droit, tel qu’il existe actuellement, ne permet malheureusement pas de résoudre.Force est de constater que le service public connaît des situations dramatiques trop peu dénoncées du fait des difficultés procédurales et du poids d’une hiérarchie négligente ou indifférente d’ailleurs dénoncée par Madame le Sénateur DAVID, générant dans la pratique judiciaire et le quotidien des agents victimes des situations totalement dramatiques.
Dans le meilleur des cas, les agents sont placés en arrêt maladie pour dépression dans l’indifférence générale, dans le pire des cas, les victimes poussées à bout se marginalisent et parfois mettent fin à leurs jours.
Compte tenu de la jurisprudence croissante et de plus en plus précise de la Cour de cassation sur ces points et des tours de table politiques actuels visant à mettre fin aux situations de travail créant de dramatiques problèmes de santé publique et d’atteinte grave à la personne, il est du devoir des auxiliaires de justice, confrontés à ces vides juridiques, d’inviter le législateur et le juge administratif à se prononcer sur ces situations.
1. L’inadaptation de la procédure administrative
Mme le Sénateur Annie DAVID précise dans sa question écrite n°13165 à juste titre que la procédure administrative telle qu’elle existe actuellement est totalement inadaptée à l’urgence des situations liées à l’exercice de harcèlement moral au sein de la fonction publique.
A notre sens, elle est non seulement inadaptée mais un vide juridique plane n’autorisant pas le justiciable à user de tous les recours dont il pourrait disposer.
Depuis la réponse apportée à la question écrite de M. le Sénateur Alain GOURNAC en 2008 (Rép. min. n°3765, JO Sénat, Q 3 juillet 2008), il est admis que l’agent public victime de harcèlement moral peut solliciter de son administration la mise en oeuvre de laprotection fonctionnelle.
Ce point avait été été de nouveau soulevé par Madame le député Béatrice PAVY dans une question écrite en date du 27 octobre 2009 (votre notre article )
Cette position vient d’être confirmée par le Conseil d’Etat dans un arrêt du 12 mars 2010 (n°308974, Commune de HOENHEIM). L’agent victime de harcèlement moral est non seulement en droit de solliciter la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle mais il peut le faire alors même qu’il est en congé maladie et ne se présente plus à son travail: “considérant en quatrième lieu qu’en jugeant la circonstance que Mme A se trouvait en congé maladie lors de la présentation de sa demande tendant à l’obtention de la protection fonctionnelle prévue par ces dispositions n’excluait pas qu’il fût fait droit à cette demande, dès lors que ces démarches adapées à la nature et à l’importance des agissements contre lesquels cette protection était sollicitée pouvaient encore être mises en oeuvre par la Commune de Hoenheim, la cour n’a entaché son arrêt d’aucune erreur de droit (…)”
M. le Sénateur GOURNAC avait d’ailleurs précisé que l’agent victime pouvait solliciter également la prise en charge des frais d’avocat et de justice auprès de son administration afin de pouvoir exercer ses droits et être défendu.
Néanmoins, la reconnaissance de ce droit reste trop souvent voire systématiquement théorique.
En effet, l’administration saisie souvent d’un recours préalable hiérarchique visant à dénoncer les faits et solliciter la protection fonctionnelle, souvent ne diligent pas d’enquête interne, ne prend pas les propos de l’agent au sérieux ou ne fournit aucune réponse dans le cadre du délai imparti de deux mois.
Nous avons à ce propos connu une affaire dans laquelle l’administration a tenté d’étouffer l’affaire en ne communiquant pas le recours au directeur de l’établissement qui, sur relance a fini plusieurs mois plus tard par diligenter une enquête interne….menée par le proche collaborateur de l’agent harceleur. C’est l’un des autres problèmes liés à la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle lorsque l’agent mis en cause est un supérieur hiérarchique souvent proche collaborateur de celui en charge d’enquêter sur les faits dénoncés par la victime.
C’est ce que dénonce M. le Professeur jean-Pierre DIDIER: “on mesure en conséquence la part de schizophrénie qui existerait dans le fait d’une protection fonctionnelle accordée par une autorité qui, dans le même temps, ferait subir à son agent des faits répétés de harcèlement.” (in “Harcèlement moral, congé maladie et protection fonctionnelle”, JCP Administrations et Collectivités territoriales n°18, 2 mai 2010, 2154)
La méconnaissance par ailleurs, des procédures liées à la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle par les supérieurs hiérarchiques sont autant de freins procéduraux pour l’agent victime qui doit, à compter de ses dénonciations, souvent subir de graves pressions et/ou un changement d’affectation irrégulier constitutif d’une sanction déguisée, bien que la loi protège l’agent qui met en oeuvre une telle procédure.
Que dire également au justiciable qui vient consulter son conseil aux fins d’agir contre une sanction déguisée ou une situation de harcèlement moral alors que le délai d’instruction moyen d’une requête devant le tribunal administration est d’au moins un an et demi voire deux ans et que le référé-suspension a peu de chance d’aboutir?
En effet, comme nous l’avions déjà exposé dans une précédente rubrique, l’article 23 de la loi 2000-597 du 30 juin 2000 oblige l’agent public contre lequel une décision défavorable personnelle est prise de présenter, avant tout recours contentieux, un recours préalable hiérarchique afin, notamment de solliciter la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle ou de solliciter l’annulation de la décision contestée.
Néanmoins, le tribunal administration de Lyon vient de confirmer la tendance dans une ordonnance en date du 5 mai 2010: si la jurisprudence accueille favorablement le référé-suspension en cas de recours préalable hiérarchique obligatoire (sans attendre l’introduction concomitante d’un recours en annulation devant le même juge), elle estime néanmoins que puisque la loi de 2000 instaurant le recours préalable obligatoire pour les agents publics n’a jamais reçu de décret d’application, ledit recours préalable n’est pas obligatoire et partant ne peut pas faire l’objet d’un référé-suspension.
L’agent public n’a donc d’autre choix que de subir une décision illégale le temps de l’examen du recours hiérarchique qui souvent reste lettre morte et rallonge d’autant la procédure. bien souvent, le délai écoulé crée des situations irréversibles et la possibilité d’une réintégration au poste initial dans des conditions sereines est rendue quasi impossible.
L’agent victime pourrait alors présenter un recours en annulation sans passer par le recours préalable obligatoire en courant le risque qu’on lui reproche de ne pas avoir avisé sa hiérarchie pour tenter de résoudre “à l’amiable” le litige, voire de se voir opposer par la même jurisprudence le fait de n’avoir pas respecté le principe du recours préalable dont on sait qu’il devient la norme en droit administratif, afin de favoriser le dialogue et de désengorger les tribunaux.
Reste la possibilité d’un recours devant la Halde ou le Médiateur de la République mais bien souvent, l’administration ne sera pas liée et l’issue des avis interviendra beaucoup trop tard.
madame le Sénateur Annie DAVID précise à juste titre que: “il paraîtrait opportun que les contentieux relatifs à des actes de harcèlement moral ou à des rejets de demande de protection fonctionnelle au motif de harcèlement moral soient jugés dans un délai de trois mois suivant l’enregistrement du contentieux.”
Le législateur est en conséquence appelé à prendre le décret d’application utile au recours hiérarchique préalable prescrit par la loi du 30 juin 2000 afin de ne pas retarder les procédures administratives déjà longues et complexes et à offrir une chance au justiciable de pouvoir faire utilement entendre ses droits.
Le délai de recours administratif est de deux mois ce qui est extrêmement court alors que le justiciable doit attendre plusieurs années avant de voir son recours aboutir, souvent dans l’impossibilité de trouver une reconversion professionnelle ou une solution immédiate à sa situation.
Compte tenu des nombreuses situations dramatiques qu’ont connu certaines entreprises, parfois d’anciens monopoles d’Etat, il est urgent de légiférer sur ce point afin de mettre fin aux discriminations judiciaires et procédurales que peuvent connaître les agents publics, en comparaison aux personnes soumises à un contrat de travail de droit privé.
2. L’obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des agents publics qui incombe à l’Etat employeur
Mme le Sénateur Annie DAVID précise que cette obligation s’impose aux administration, au même titre qu’à l’employeur de droit privé, comme l’a énoncé la Cour de Cassation dans un arrêt du 3 février 2010.
Ce même, elle invite à ce que des circulaires soient édictées à l’attention des secrétaires généraux des administrations centrales permettant d’assurer un relai de médiation à la demande des agents victimes. En effet, lorsque l’agent reste sous la hiérarchie de l’agent harceleur, souvent protégé par de proches collaborateurs ou supérieurs directs, la notion de service public et de fonction publique n’est plus respectée, bien au contraire.
De même, une profonde réflexion est à mener sur les méthodes de gestion utilisées au sein des administrations. De nombreux hôpitaux, par exemple, sont aujourd’hui suivis par des cabinets de conseil stratégique qui nomment des “cost killers“, modifient en profondeur des méthodes de gestion inadaptées à un service confronté à une demande en constante croissance. L’ensemble de ces mutations parfois brutales et inattendues, répondant souvent à des préoccupations plus habituelles du marché privé, créent des tensions entre agents, des licenciements abusifs ou des mises au placard destinées à supprimer de plus en plus de postes.
La Cour de Cassation vient d’ailleurs d’énoncer dans un arrêt du 10 novembre 2009 (Association Salon Vacances Loisirs, Cass. Soc. 10 nov. 2009, n°07-45321, JCP E 2009, act. 585) que des méthodes de gestion inadaptées sont susceptibles de constituer des faits de harcèlement moral, l’employeur étant pleinement responsable des méthodes de travail qu’il met en place, si les graves conséquences telles que l’atteinte à la dignité ou à l’état de santé de la victime sont prouvées.
Cet attendu a été repris dans l’arrêt précité du 3 février 2010 (Cass. Soc. 3 fév. 2010, n°08-40046): “mais attendu que peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors quelle se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.”
Dans ces deux arrêts, les problèmes liés aux méthodes de gestion, notion relativement complexe à définir, ont été relevés par la haute juridiction comme suit:
- ” le directeur de l’établissement soumettait les salariés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe se traduisant, en ce qui concerne M. X, par sa mise à l’écart, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l’intermédiaire d’un tableau (…)” (Cass. Soc. 10.11.09),
- ” le directeur de la société Socrec soumettait les vendeurs à un management par objectifs intensifs et à des conditions de travail extrêmement difficiles, se traduisant en ce qui concerne M. X par la mise en cause sans motif de ses méthodes de travail, notamment par des propos insultants et un dénigrement au moins à deux reprises en présence de collègues et ayant entraîné un état de stress majeur nécessitant un traitement et un suivi médical (…) ” (Cass. Soc. 3.05.10)
L’archaïsme des méthodes de gestion parfois inadaptées des administrations, le contexte politique, le manque de moyens et de personnel créent souvent des situations conflictuelles et des pressions intolérables. Le poids de la hiérarchie étouffe néanmoins souvent les initiatives privées et souvent, les agents téméraires soucieux de l’idéal du service public se heurtent à des équipes bien installées qui voient d’un mauvais oeil le bouleversement annoncé, malgré les avantages que cela pourrait procudrer sur le long terme.En tout état de cause, l’Etat et les administrations centrales en général sont responsables des méthodes de gestion mises en place et ont une obligation de résultat quand à la santé et à la sécurité de leurs agents.Dans le douloureux processus de réorganisation interne des services, cette dimension humaine liée à la gestion du personnel doit rester une problématique majeure afin de mettre fin au mal-être que connaît actuellement la fonction publique.
3. La nature de la faute de l’agent auteur de faits de harcèlement moral et les sanctions encourues
Mme le Sénateur Annie DAVID précise enfin que les faits de harcèlement moral constituent une faute personnelle détachable du service. Néanmoins, il sera souvent plus facile à l’agent victime de solliciter la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle par l’administration employeur afin, en cas de silence, de pouvoir agir en responsabilité directement contre son employeur et non contre l’auteur des faits, combat solitaire et personnel parfois lourd de conséquences.L’administration dispose néanmoins d’une action récursoire envers l’agent coupable afin de recouvrer les éventuels montants versés à la victime. pour autant, cette action est très rarement mise en oeuvre. Les montants octroyés sont rares et quand ils le sont, dans les cas les plus extrêmes, ils sont rarement supérieurs à 10.000 ou 15.000 euros. madame le Sénateur DAVID souligne à juste titre que ces montants sont peu élevés notamment quand aucune sanction disciplinaire n’est par ailleurs prise à l’encontre de l’auteur des faits et que trop souvent, la procédure aura été étouffée et aura duré plusieurs années.
Mme le Sénateur DAVID invite en conséquence M. le Ministre du travail, de la Solidarité et de la Fonction publique à “préciser la nature et la gravité des sanctions qu’il compte mettre en oeuvre à l ‘égard des agents publics qui auront délibérément laissé se compromettre de tels actes alors même qu’ils avaient les moyens d’intervenir pour y mettre un terme.“
Conclusion
Les trois questions écrites de Madame le Sénateur Annie DAVID permettent de mettre en avant un problème de plus en plus décrié en pratique qui est celui de l’inadaptation des recours administratifs en cas de harcèlement moral.
Sur le plan procédural contentieux, les délais d’instruction sont beaucoup trop longs et le référé-suspension ne peut pas être ouvert avant l’introduction d’un recours en annulation devant le juge du fond, du fait de l’absence du décret d’application fixant les règles du recours préalable obligatoire. Au demeurant, le juge estime bien souvent que ce type de situation ne présente pas de caractère suffisamment urgent pour trouver application au principe de la suspension…
Le juge des référés ne peut d’ailleurs pas se substituer au juge du fond et la suspension des effets d’une sanction déguisée, par exemple, ne vaudra pas forcément réintégration de l’agent à son poste.
Sur le plan procédural interne, bien trop souvent, l’administration ne fait pas droit aux demandes de l’agent victime, par négligence ou ignorance des procédures contradictoires, préférant procéder à des changements d’affectation ou cherchant à étouffer les affaires. Pour autant et comme le souligne une circulaire de l’éducation nationale (n°2007-047 du 27 février 2007, BO Ed. nat. n°10, 8 mars 2007), la mutation ou le changement d’affectation ne doit pas être la solution offerte par l’administration à des faits de harcèlement moral sauf à ce que l’agent victime en fasse la demande lui-même. En pratique, ce type d’affaires se solde régulièrement par un arrêt maladie et une mutation dans un autre service (Le Halde, délib. n°2008-174, 7 juillet 2008).Madame Annie DAVID rappelle ainsi des principes de droit élémentaires qui sont:
- favoriser le dialogue avec l’administration en cherchant des solutions internes et en responsabilisant les dirigeants,
- prendre en compte les dénonciations en instaurant des procédures internes contradictoires et en formant les secrétariats généraux des administrations centrales aux ressources humaines et à la gestion du personnel,
- sanctionner les auteurs de fait de harcèlement par des mesures exemplaires comme la radiation, les sanctions disciplinaires ou les poursuites judiciaires et actions récursoires,
- assurer la protection des agents au titre de l’obligation de sécurité de résultat mais également de l’essence du service public et de la fonction publique
Espérons que les réponses apportées à ces questions seront autant de clefs offertes tant que législateur qu’au juge pour faire avancer le droit de toute victime à être défendue dans le cadre d’un procès équitable dont la durée doit être raisonnable pour être efficace.
En tout état de cause, il faut légiférer, et rapidement.