Nous avons choisi d’ouvrir ce dossier spécial Covid-19 sur la notion d’État d’urgence sanitaire et son application au monde de la Justice afin d’éclairer l’ensemble de nos clients et partenaires sur l’impact de la crise.
Comme souvent, le droit suit et s’adapte à la survenance de bouleversements majeurs. Dans un monde de plus en plus instable où la norme, qui régit le vivre-ensemble, est souvent d’opportunité, nous apprenons à vivre dans l’incertitude et la déstabilisation de nos démocraties, dont la Justice est l’un des piliers fondamentaux.
Pourtant, il existe des solutions.
La grande leçon à retenir de cette crise, même si ce n’est pas nouveau, c’est qu’il faut rendre prioritaire la prévention et l’anticipation, afin d’éviter une gouvernance dans l’urgence, quasi institutionnalisée, ne permettant ni prise de recul, ni fonctionnement pérenne de nos institutions.
La prévention des risques imposée aux entreprises et aux administrations, vaut également, à plus grande échelle, pour le fonctionnement global d’un pays. Nous le verrons, la doctrine administrative s’était déjà penchée sur la nécessité d’anticiper les crises de grande ampleur, que l’on connaît traditionnellement en droit dans les clauses contractuelles de force majeure, sans vraiment réaliser que leur survenance, plus rare, est pourtant cyclique et largement prévisible.
Étions-nous prêts ? C’est LA grande question. La réponse se traduit au quotidien dans la façon dont l’État a assuré la continuité des services, en particulier ceux de la Justice.
A ce titre, l’interview de Stéphane Noël, Président du Tribunal de Paris, expose très clairement les difficultés rencontrées par la Justice durant les derniers mois : “Le contexte du confinement a révélé des fragilités structurelles de l’organisation judiciaire“ (Dalloz actualité, 19 mai 2020)
Ce dossier se compose de quatre parties :
- Présentation de l’organisation des tribunaux durant la crise : le plan de continuité d’activité,
- Petit rappel historique, de l’État d’urgence à l’État d’urgence sanitaire,
- Conséquence de l’Etat d’urgence sanitaire sur le fonctionnement des tribunaux et la gestion des dossiers en cours ou à venir,
- Conséquence de ces dispositions sur l’activité des cabinets d’avocats.
Les notions abordées ont été volontairement simplifiées pour une meilleure appréhension des problématiques soulevées, sans avoir à se plonger dans l’ensemble du fonctionnement de notre démocratie. Elles permettront à chacun, nous l’espérons, de comprendre à la source ce qui est en train de se passer pour le monde de la Justice, l’importance capitale d’assurer sa continuité et l’obligation impérative, pour les mois à venir, de lui redonner l’importance qu’elle mérite, les moyens humains et matériels nécessaires à son bon fonctionnement.
Nous savions la Justice en grande souffrance, elle va ressortir particulièrement meurtrie de cette crise, sans que le Gouvernement ne l’ait placée parmi les grands chantiers urgents de moyen terme. L’écoulement du second semestre devrait nous permettre de faire les vrais constats.
Pas de reprise normale avant septembre 2020, à ce jour.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous avons choisi d’illustrer notre propos par une page de culture pour chaque thématique. Nous publions en conséquence une tribune littéraire, en partenariat avec la revue Books, à mettre en perspective avec l’actualité: “Olivier Wendell Holmes, le plus grand des juges américains“.
LE PLAN DE CONTINUITE D’ACTIVITE: QU’EST-CE QUE C’EST?
Lors d’un communiqué de presse en date du 15 mars 2020, Nicole BELLOUBET, Ministre de la Justice, a annoncé que les plans de continuité d’activité (PCA) seraient actionnés dans l’ensemble des juridictions pour éviter la propagation du Covid-19.
En clair, cela consistait à mettre les juridictions à l’arrêt quasi total.
Seules les procédures concernant la privation des libertés, peu ou prou, étaient maintenues. (Pour exemple, voir le communiqué de presse de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence).
Passé le moment de sidération de l’ensemble des auxiliaires de justice, il a fallu comprendre ce que cela allait signifier pour l’ensemble de nos clients durant la période de crise mais aussi pour l’avenir, outre l’impact économique et organisationnel sur les cabinets d’avocats. Bien au-delà, il a fallu s’interroger sur les enjeux posés par la crise pour la continuité du service public de Justice, l’accès au droit, l’écoulement des délais et le respect des droits de la défense.
La sidération était d’autant plus de mise que les juridictions administratives, hors procédures urgentes, sont écrites et organisées de façon totalement dématérialisée entre les différentes parties.
Que s’est-il passé ?
En 2013, document extrêmement intéressant à lire in extenso, les services du Premier Ministre publiaient un guide pour réaliser un plan de continuité d’activité qu’il définissaient ainsi : « processus de management holistique qui identifie les menaces potentielles pour une organisation, ainsi que les impacts que ces menaces, si elles se concrétisent, peuvent avoir sur les opérations liées à l’activité de l’organisation, et qui fournit un cadre pour construire la résilience de l’organisation, avec une capacité de réponse efficace préservant les intérêts de ses principales parties prenantes, sa réputation, sa marque et ses activités productrices de valeur. »
Ce guide présente des fiches méthodologiques et scenarii de prévention, appuyant notamment sur l’importance de la continuité des systèmes d’information : « Les moyens de télécommunication sont souvent un point de vulnérabilité majeur, justifiant l’existence de dispositifs de secours (réseaux dédiés sécurisés, systèmes privés par radio, accès par satellite, etc.) qui doivent être intégrés dans les procédures en temps normal, afin de pouvoir être utilisés facilement en période de crise. »
Dans son communiqué de presse du 15 mars 2020, Mme BELLOUBET indiquait que les PCA étaient en élaboration « depuis quelques semaines ». Le problème visiblement posé, c’est qu’il n’existait pas de PCA harmonisé sur l’ensemble des territoires et des différentes juridictions prévoyant une crise d’une telle ampleur, laissant d’ailleurs les chefs de juridiction bien isolés pour savoir comment respecter les consignes gouvernementales sans avoir aucune préparation ni forcément les moyens de la mise en œuvre.
Et créant au demeurant des disparités de territoire.
En clair, c’était la panique et il a fallu élaborer ces PCA dans l’urgence.
L’accès aux dossiers judiciaires et données personnelles sont hautement protégés par le secret, à différents degrés, il fallait en conséquence, pour organiser le télétravail, un équipement informatique et un système d’information particulièrement aboutis et structurés pour assurer la continuité de service. Les moyens de la Justice étant notoirement insuffisants (accès aux connexions internet, logiciels non synchronisés entre les différents services, usage du fax dans de nombreux services des juridictions pénales….), rien ne laissait présager une organisation pérenne.
Entre autres.
Panique beaucoup moins compréhensible du côté des juridictions administratives néanmoins, souvent oubliées du discours officiel.
L’État était-il prêt et avait-il fait établir un plan de continuité d’activité dans l’ensemble de ses services, pour le cas où une telle crise était susceptible de survenir ? C’est bien là tout le problème.
Étrange concordance de calendrier, juste avant la crise sanitaire, le 18 février 2020, était rendu public le Rapport THIRIEZ « Mission Haute fonction publique », pointant la perte de confiance des citoyens envers leurs élites politiques et administratives, la baisse d’attractivité des carrières publiques et le corporatisme. Ce rapport formule 42 propositions pour réformer l’ENA notamment.
La survenance récente du mouvement #guillotine2020 contre les élites et le confinement romantisé des célébrités démontre la véritable fracture de gouvernance du pays, amorcée par la crise des gilets jaunes et les mouvements de grève massifs de l’hiver 2019 au cœur desquels les avocats ont également pris une place majeure.
On l’aura compris, le fonctionnement de la Justice durant cette crise fait remonter en surface une instabilité très profonde et fait s’interroger l’ensemble des acteurs du droit sur l’évolution de notre démocratie.
A ce sujet, nous renvoyons à la lecture d’un excellent article de Catherine KRIEF-SEMITKO, « magistrat confiné », docteur en droit HDR et professeur Honoris Causa de l’académie publique de droit de l’Oural (Russie) « De l’Etat du droit à l’Etat de droit à l’ombre du coronavirus » ou encore la tribune de notre confrère Eric ANDRIEU « Droits de la défense contre désorganisation judiciaire : balance tes intérêts », tribune acide et terriblement réaliste sur l’État actuel de la Justice et les conséquences dramatiques de son arrêt quasi total.
Le PCA est l’instrument des crises majeures mis en place par les services publics pour assurer la continuité de service lorsqu’elle peut être rendue impossible ou est largement entravée. Les atteintes au droit commun doivent être proportionnées et en lien avec la gestion du risque. Malheureusement, ces organisations en urgence ont largement outrepassé les besoins de la crise sanitaire et ont révélé les dysfonctionnements majeurs qui affectent le fonctionnement de la Justice, laissant beaucoup d’interrogations et d’inquiétudes sur les conditions de sa reprise.
DE L’ETAT D’URGENCE A L’ETAT D’URGENCE SANITAIRE
La terminologie militaire largement employée dans les discours politiques remonte à notre histoire constitutionnelle et à la formation de nos élites. Dans le cadre du procès France Télécom dont la décision a été rendue le 20 décembre 2019, il était clairement relevé que la mutation de l’entreprise avait été pensée comme une « guerre économique » et les cadres dirigeants formés à « l’art de la guerre » (Pour rappel, traité de stratégie militaire chinois de Sun Tzu consacré à l’analyse rationnelle des différentes dimensions de la guerre et dégageant les principes de la conduite d’un combat victorieux : manipulation, maîtrise de l’adversaire, actions psychologiques…).
Nous connaissons l’issue managériale et humaine dramatique de cette affaire…
Le rapport entre ces différentes actualités tient à la façon dont l’exécutif, à savoir le politique, envisage et amorce la gestion des crises.
L’État d’urgence, au sens strict, a été créé par la loi n°55-385 du 3 avril 1955 sous la IVe République durant la guerre d’Algérie, à la suite d’une vague d’attentats perpétrés par le Front de Libération national algérien.
Elle prévoit les situations de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou des événements qui, par leur nature ou leur gravité, présentent le caractère de calamité publique.
Cette loi a fait l’objet de plusieurs modifications au cours de la Ve République qui l’a conservée.
Le grand tournant s’est produit à la suite des attentats terroristes de 2015. C’est depuis cette période que l’actualité évoque de façon inquiétante et récurrente la notion d’État d’urgence qui se transcrit dans notre droit par petites touches et a une fâcheuse tendance à y rester. (Voir notamment l’article de Jean-François de MONTGOLFIER, Maître des Requêtes au Conseil d’Etat dans les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel n°54 – Janvier 2017)
Le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats terroristes, était déclaré l’État d’urgence par décret.
C’est la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015, votée 5 jours après, qui est venue proroger l’application de la loi de 1955 et « renforcer l’efficacité de ses dispositions ».
Sans entrer davantage dans le détail de l’élaboration de ces textes, nous recommandons la lecture des plaidoiries écrites et tenues en janvier 2017 par François SUREAU, Avocat de la Ligue des Droits de l’Homme, devant le Conseil constitutionnel, confrontant les lois anti-terroristes et celles de l’État d’urgence à la Constitution : « Pour la liberté : répondre au terrorisme sans perdre raison », publiées aux éditions Tallandier et dont certains extraits ont été repris dans la presse.
En septembre 2019, il publiait également aux Tracts Gallimard un brillant essai sur les dangers de l’ingérence de l’État dans la vie des citoyens : « Sans la liberté », alerte particulièrement prémonitoire sur ce qui allait s’amorcer à nouveau dès l’hiver 2019 et que nous expérimentons désormais pleinement.
« Les droits que nous réclamons sont des droits fragmentés, des droits de créance, des droits communautaires, des droits de jouissance, des droits mémoriels. Ils ont en commun de nous placer en situation de demandeurs face à l’État. Dès lors, il nous est très difficile de nous opposer à ses empiètements. Cette société du paternalisme étatique a pour conséquence que la liberté d’autrui ne nous concerne plus. Peu importe qu’on interdise la consultation des sites islamistes, puisque je ne vais pas les voir.
Cette opinion, si souvent entendue, est révélatrice. Le citoyen est en effet non celui qui se satisfait de poursuivre son but propre, mais celui qui maintient vif le souci des buts des autres. La « fraternité » portée sur la devise républicaine ne désigne pas d’abord le devoir d’assistance aux plus faibles ni même la solidarité au sens que nous donnons couramment à ce mot. Cette fraternité-là est de nature politique et c’est elle dont nous avons perdu le sens ».
L’analyse de ces ouvrages fera l’objet très prochainement d’une présentation complète sur notre blog.
Qu’en est-il alors de ce fameux Etat d’urgence sanitaire ?
Pour trouver l’information la plus brute sur ce qui est en train de se passer, le document exhaustif à consulter est le Journal Officiel. C’est en quelque sorte le quotidien du fonctionnement de notre pays, celui qui permet de comprendre notre organisation et notre mode de fonctionnement collectif, par la publication de l’ensemble des textes couramment désignés comme la Loi, comprenant aussi une partie règlementaire. Entre autres.
Il est consultable sur le site Legifrance.
D’aucun pense que sa lecture est complexe, y compris celle des textes de loi en général, mais comme nul n’est censé ignorer la loi, nous ne résistons par à une tentative de vulgarisation afin d’éclairer sur la situation actuelle.
Nous avons choisi de commenter les textes qui nous paraissaient les plus essentiels.
Cette lecture n’est pas si fastidieuse qu’elle en a l’air et a le mérite de donner des informations neutres, sans commentaire d’experts ou de médias, sur la réalité de l’impact de la crise sur notre État de Droit.
Tout a commencé, pour résumer, par la publication le 13 mars 2020 d’un décret autorisant la réquisition des stocks de masques jusqu’au 31 mai 2020.
C’est le code de la santé publique qui prévoit l’urgence sanitaire et non directement la loi sur l’État d’urgence. A ce stade, ce choix terminologique “d’État d’urgence” sanitaire semble illustrer le discours politique qualifiant la pandémie Covid-19 de guerre et rejoint notre propos introductif sur notre tradition constitutionnelle et sur le rôle donné à l’Etat français en temps de crise. Rappelons-nous le discours du Président de la République Emmanuel Macron: “Nous sommes en guerre“.
Selon l’article L3131-1 du code de la santé publique : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population.
Le ministre peut habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles. Ces dernières mesures font immédiatement l’objet d’une information du procureur de la République.
Le représentant de l’État dans le département et les personnes placées sous son autorité sont tenus de préserver la confidentialité des données recueillies à l’égard des tiers.
Le représentant de l’État rend compte au ministre chargé de la santé des actions entreprises et des résultats obtenus en application du présent article. »
Nota : Ce texte a fait l’objet de 2 modifications, d’abord par la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 puis par la loi n°2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’État d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, nous allons y revenir.
Conseil méthodologique : pour suivre les différentes évolutions d’un texte, il suffit de se référer à gauche de l’écran sur légifrance
Sur la base du code de la santé publique a été pris l’arrêté du 14 mars 2020 prescrivant, dans tous les domaines, des mesures urgentes de distanciation sociale et de fermeture administrative.
La lecture du considérant de cet arrêté éclaire sur le choix de ces mesures au regard de la connaissance de la science à cette époque (position de l’Organisation Mondiale de la Santé) et sur la date prévisible de la durée de la crise fixée au 31 mai 2020. Ce fut la première onde de choc compte tenu de l’importance des dispositions prises dans l’ensemble des secteurs de l’économie et du fonctionnement du pays.
Puis le décret n°2020-260 du 16 mars 2020 a promulgué ce que l’on appelle le « confinement », prorogé à plusieurs reprises par de nouveaux textes jusqu’au 11 mai 2020. Il s’agit en droit de restrictions majeures parfois totales de la liberté d’aller et venir et d’exercer une activité économique.
Au journal officiel du 18 mars étaient publiés les décrets portant création d’une contravention réprimant la violation des mesures de confinement et le report du second tour des élections municipales.
Les jours suivants, divers textes ont été promulgués afin d’organiser en urgence les services de l’État et compléter les dispositions de l’arrêté initial du 14 mars 2020.
A compter de ce moment-là, l’ensemble de l’économie a commencé à naviguer à vue.
Le Jounal Officiel du 24 mars 2020 a marqué le second grand tournant de la situation de crise avec la publication de textes majeurs, fortement indicateurs des conséquences graves pour le fonctionnement tant de l’économie que de la démocratie. Compte tenu de la densité de ces textes et de leur importance capitale impactant le fonctionnement total du pays, nous avons résumé les principaux dispositifs dans le tableau ci-dessous avec en colonne de droite les commentaires essentiels à retenir pour le droit de la fonction publique et le fonctionnement de la Justice.
TEXTES | DISPOSITIONS ESSENTIELLES | COMMENTAIRES |
Cette loi crée l'instrument budgétaire de l'Etat pour financer la crise sanitaire, prévoit les fonds nécessaires à la mise en oeuvre des politiques publiques interventionnistes pour pallier l'arrêt de l'économie et les suites en termes de recettes et pertes sur le budget global. | A chaque annonce politique doit correspondre un instrument économique de financement. | |
Cette loi crée la notion d'Etat d'urgence sanitaire dans le code de la santé publique, par l'insertion d'un "Chapitre I Bis: Etat d'urgence sanitaire" aux articles L3131-12 et suivants. | La notion d'Etat d'urgence, historiquement en lien avec des événements de guerre ou assimilés, est consacrée dans le domaine de la santé publique. | |
Ce décret a mis en place les mesures dites "gestes barrières" et est venu interdire, sauf exceptions, la liberté d'aller et venir des personnes dans différents secteurs ainsi que la réglementation de l'économie : | ||
Cet arrêté prévoit des dispositions spécifiques concernant la télésanté, la distribution de masques et gels aux personnels de santé ainsi que l'organisation des pharmacies, au regard de l'urgence | Le décret et l'arrêté du 23 mars 2020 font comprendre le risque de pénurie de matériel nécessaire à la gestion de la crise et les enjeux économiques liés au gel hydroalcoolique et aux masques, nécessitant une intervention impérative de l'Etat, le marché libre ne permettant pas de répondre aux impératifs de la crise |
LES CONSEQUENCES DE L’ETAT D’URGENCE SANITAIRE SUR LE FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE
Le 26 mars 2020, 26 ordonnances ont été publiées au Journal officiel (pour voir la liste complète, cliquer ici) en application de la loi d’urgence sanitaire. Un vrai casse-tête pour le monde du droit tant l’Etat de droit a été complètement bouleversé. Les jours suivants ont vu défiler une quantité impressionnante de textes nouveaux, de rectificatifs et de compléments afin d’adapter le droit au jour le jour à la crise sanitaire.
Nous ne retiendrons que les textes suivants:
- l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l‘adaptation des procédures,
- l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif
- et l’ordonnance n°2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de la procédure pénale.
Ces ordonnances ont fait l’objet de modifications dont la dernière date de la loi n°2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’Etat d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions:
- ordonnance n°2020-557 du 13 mai 2020 modifiant l’ordonnance portant adaptation de règles de procédure pénale,
- ordonnance n°2020-558 du 13 mai 2020 modifiant l’ordonnance portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif.
La fin de l’Etat d’urgence sanitaire est désormais fixée au 10 juillet 2020 inclus. Sans entrer dans le détail de ces dispositions adaptant la loi du 23 mars 2020, il sera simplement relevé que le Conseil constitutionnel a soumis au contrôle du juge judiciaire les mesures prévues pour l’isolement et la quarantaine des personnes porteuses du virus, comme garantie contre l’atteinte aux libertés individuelles. (Décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020) La lecture de cette décision est intéressante car les points soumis au Conseil Constitutionnel, garant de l’Etat de droit, concernaient des annonces gouvernementales ayant fait l’objet de vives polémiques dont le traçage des personnes porteuses du covid-19 ou ayant été en contact avec elles, et la responsabilité pénale des décideurs.
Pour une meilleure compréhension de l’impact de l’Etat d’urgence sur le fonctionnement de la justice administrative, nous avons résumé les ordonnances et leur évolution dans le tableau suivant. Elles impactent considérablement le fonctionnement de la justice et l’organisation des contentieux en cours et à venir.
Domaine concerné | Ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 | Ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 | Ordonnance n°2020-558 du 13 mai 2020 | Application pratique |
Délais de recours | Article 1: Les délais expirant entre le 12 mars 2020 et un délai d'un mois après la cessation de l'Etat d'urgence sanitaire (25 juin 2020 au jour de l'ordonnance - délai franc) recommenceront à courir à compter de la fin de cette période pour leur durée initiale, dans la limite de 2 mois | Article 15: ces dispositions s'appliquent à tous les délais sauf concernant le droit des étrangers, les élections municipales et les décisions des bureaux d'aide juridictionnelle | Modification de l'article 1 de l'ordonnance n°2020-306: les délai expirant entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 recommenceront à courir à compter de cette date dans la limite de 2 mois | Jusqu'à l'ordonnance du 13 mai 2020, tous les délais échus entre le 12 mars et la fin de l'Etat d'urgence sanitaire, initialement fixée le 24 mai 2020, recommençaient à courir à compter du 25 juin 2020. |
Actes concernés | Article 2: Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d'office, application d'un régime particulier, non avenu ou déchéance d'un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l'article 1er sera réputé avoir été fait à temps s'il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois. Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l'acquisition ou de la conservation d'un droit. Le présent article n'est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement, ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d'argent en cas d'exercice de ces droits. (cet alinéa a été rajouté par l'ordonnance n°2020-427 du 15 avril 2020) | Il est extrêmement important de vérifier que les délais opposés par l'administration sont bien concernés par ces dispositions afin que l'Etat d'urgence sanitaire ne soit pas un élément de blocage des procédures en cours. Il en est ainsi par exemple de l'obligation de répondre à une demande de motif qui ne paraît pas concernée par ces dispositions. | ||
Délais d'instruction des procédures | Article 1 | Article 15 | Fixation de la date de fin du régime de protection au 23 juin 2020 | Comme pour la déchéance des délais de recours, les délais d'instruction impartis aux parties par la juridiction pour produire un mémoire expirant entre le 12 mars et le 23 juin 2020 recommenceront à courir à compter de la fin de cette période dans la limite de 2 mois. |
Clôtures d'instruction | Article 16: les mesures de clôture d'instruction dont le terme vient à échéance au cours de la période définie à l'article 2 sont prorogées de plein droit jusqu'à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la fin de cette période, à moins que ce terme ne soit reporté par le juge | Article 16 modifié: les mesures d'instruction dont le terme vient à échéance entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 sont prorogées de plein droit jusqu'au 24 août 2020 inclus. | Afin de laisser une certaine souplesse au juge en fonction du degré d'urgence de l'affaire concernée et ne pas bloquer par principe l'ensemble des instructions en cours, l'ordonnance du 13 mai a permis la modulation par le juge du principe de report de principe des délais de clôture au 24 août. | |
Délais impartis pour juger | Article 17: Durant la période mentionnée à l'article 2, le point de départ des délais impartis au juge pour statuer est reporté au premier jour du deuxième mois suivant la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire mentionné à l'article 2. | Article 17 modifié: Lorsque les délais impartis au juge pour statuer courent ou ont couru en tout ou partie entre le 12 mars 2020 et le 23 mai 2020 inclus, leur point de départ est reporté au 1er juillet 2020. | La question de cette disposition se pose essentiellement pour les procédures urgentes (hors référé-liberté) et est à lire en parallèle des dispositions relatives au déroulement des audiences. Ces procédures orales étant rendues difficiles à audiencer durant la période de protection et en particulier durant le confinement ont désormais un terme fixe pour un rendu de décision qui est au 1er juillet. A compter du 23 mai 2020 néanmoins, les délais pour statuer seront de nouveau ceux de droit commun, sous réserve de l'organisation interne des juridictions probablement déstabilisée du fait de la période de suspension. | |
Déroulement des audiences | Text | Article 6: Le président de la formation de jugement peut décider que l'audience aura lieu hors la présence du public ou que le nombre de personnes admises à l'audience sera limité. | L'article 6 n'a fait l'objet d'aucune modification | Les procédures administratives hors référé étant écrites, la présence à l'audience est toujours facultative. |
APPLICATION CONCRETE A L’ACTIVITE CONTENTIEUSE ET AUX CABINETS D’AVOCATS
On le comprend aisément, rien n’est simple avec l’Etat d’urgence sanitaire. Personne ne s’attendait à un tel blocage ni à celui de la Justice en particulier. Encore moins en matière administrative alors que l’essentiel des procédures est dématérialisé et écrit. La seule explication envisageable reste celle d’une harmonisation totale entre toutes les juridictions sans prise en considération des spécificités de chacune et surtout un “temps mort” collectif permettant au service public et à l’Etat en général de prendre ses marques sans risque contentieux. En effet, une administration paralysée sans plan de continuité d’activité aurait été dans l’impossibilité de notifier des actes individuels par exemple, générant un contentieux de masse sur la gestion des personnels, pour n’évoquer que les problématiques de la fonction publique.
Un pays à l’arrêt pour mettre en place les outils nécessaires à la gestion de la crise.
Le problème est que cette paralysie historique ne se justifiait pas toujours sur le terrain sanitaire et ne fait qu’aggraver un retard déjà conséquent qui va alourdir le travail des magistrats et greffiers en surchauffe depuis déjà bien longtemps, à l’approche de la période estivale traditionnellement ralentie (vacations judiciaires).
Il existe d’usage des frictions entre magistrats et avocats, exacerbées durant la période des grèves d’hiver et des renvois massifs d’audience. La revue Dalloz a publié durant tout le confinement une rubrique “libre-propos” donnant voix à l’ensemble des auxiliaires de justice; Nous ne résistons pas à l’envie de publier la lettre d’une magistrate s’adressant aux avocats faisant le constat partagé de l’état totalement dégradé d’une justice en souffrance: “Lettre à mes amis avocats, d’une magistrate qui vous veut du bien”
La profession d’avocat a subi de plein fouet ces décisions inattendues, créant une véritable sidération.
Peu le disent.
Comme les médecins, les avocats ont l’habitude de gérer l’urgence, les crises, les affrontements et se doivent d’être forts face au système, à l’adversaire, aux confrères, dans un univers de précarité économique, celui de la profession libérale, et de forte concurrence. Il est pourtant important de sonner un cri d’alarme collectif sur l’état de la profession qui reflète celui des droits de la défense et des plus démunis en particulier.
Le Conseil national des Barreaux a publié une enquête alarmante sur l’état de la profession. Sur les 10.000 avocats interrogés, 96% voyaient leur activité totalement ou partiellement arrêtée. 92% des avocats individuels interrogés sont dans l’incapacité de maintenir leur rémunération, 70% des cabinets ont placé leurs personnels salariés en chômage partiel. Néanmoins, les collaborateurs libéraux n’ayant aucun droit au chômage partiel, afin d’éviter des licenciements massifs sans protection, les conseils de l’ordre ont demandé aux cabinets de maintenir la rémunération et l’emploi, créant à la charge des structures une pression pouvant être impossible à soutenir durant une telle crise.
30% se disent prêts à quitter la profession.
C’est un chiffre édifiant qui interroge sur l’équilibre économique de la profession.
Les avocats ont dû par ailleurs se battre pour obtenir la possibilité d’obtenir le bénéfice de l’arrêt garde d’enfant et ont 31 jours de carence sur l’arrêt maladie.
Ne bénéficiant de quasiment aucune aide de l’Etat, sauf la possibilité du recours au Prêt garanti par l’Etat, à savoir le creusement de la dette professionnelle, le grand public a soudain pris conscience de la vulnérabilité de la profession que l’on considère traditionnellement comme extrêmement privilégiée. Il existe néanmoins de profondes disparités dans la profession et comme pour l’économie générale, un arrêt total ou quasi de l’activité impacte les avocats individuels mais aussi les plus grosses structures.
A la crise économique vécue par tous s’est rajoutée l’épreuve de la prise de connaissance de l’ensemble du corpus législatif et réglementaire de l’Etat d’urgence. Dans un premier temps pour assurer la sécurité juridique des dossiers en cours, puis pour prévenir les clients ou les conseiller dans la gestion de leur dossier.
Un métier à plein temps.
La production quotidienne de nouveaux textes, les modifications, rectificatifs, les annonces politiques, la discordance des textes, les prorogations, annulations, modifications…..un panel explosif pour créer l’insécurité juridique des procédures en cours.
Souvent, les cordonniers étant les plus mal chaussés, l’avocat savait mieux conseiller son client que gérer la propre crise en interne au sein de sa structure, notamment sur la gestion des personnels, la prévention des risques et le plan de déconfinement. Le télétravail a rencontré des épreuves complexes: le métier d’avocat reste un métier de l’écrit, parce que les administrations et services publics ne sont pas tous dématérialisés, notamment dans la justice. Au bout de quelques semaines, la petite imprimante d’appoint a fait un burn-out. La récupération du courrier et des pièces, compte tenu d’un service postal ralenti a renvoyé à l’usage intensif des boites mails mais que faire dans les dossiers, notamment de souffrance au travail, où les pièces peuvent être très importantes?
En miroir de la panique général, la gestion de l’activité s’est faite dans l’urgence.
D’aucun a pu penser que les avocats étaient en congé forcé, il n’en est rien. Entre l’anxiété liée à l’équilibre économique ou la surcharge de travail liée à la survenance d’un nouvel Etat de droit dérogatoire, il a fallu pour beaucoup maintenir le cap avec dévouement et patience.
Il convient de saluer le dynamisme du Conseil de l’Ordre de Paris qui a publié quasiment tous les jours des flash d’actualité sur la production des nouveaux textes, leurs implications pour le quotidien de la profession d’avocat et les conséquences pour chaque dossier et chaque juridiction. Des webinar ont été diffusés plusieurs fois par semaine sur la gestion de crise et de manière plus générale sur l’avenir de la profession.
La profession a fait preuve de solidarité, c’était inespéré.
L’analyse des textes montre qu’un retour à la normale, sauf nouvelle épidémie, ne pourra pas s’envisager avant septembre 2020.
Il faut apprendre en conséquence la patience et espérer que la Justice se relève de ce désastre pour assurer ses missions essentielles au soutien de notre démocratie. Il est à regretter que la Justice n’ait pas été inscrite parmi les chantiers urgents de l’après-crise.
Elle suit hélas le même parcours que l’hôpital public dont nous dénonçons les dysfonctionnements depuis des années. Tirons les leçons de la crise Covid-19: pratiquons la prévention plutôt que gérer un service en ruine ou quasi.
Un Etat qui gouverne dans l’urgence est un Etat fragile et nous devons trouver les moyens collectivement de repenser le service public, à commencer par celui de la Justice.