Le vendredi 20 décembre 2019 sera une date à retenir dans le monde du travail comme un tournant historique sur la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel. La 31e chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de PARIS vient en effet de reconnaître qu’une politique d’entreprise ayant eu pour objet de déstabiliser les agents et de créer un climat anxiogène constituait du harcèlement moral.
Pour la première fois, à notre connaissance, des peines de prison ferme ont été prononcées contre les 3 plus hauts dirigeants de l’entreprise. Par une démonstration particulièrement détaillée , le tribunal reconnaît l’implication personnelle du harcèlement, mais également les implications sur le collectif.
La Présidente a cité Jean de la Fontaine “Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés“, mais également des références fortes renvoyant à la manipulation par le verbe et l’endoctrinement interne, à travers l’étude du discours institutionnel de France Telecom de l’époque, notamment lors de la réunion de l’ACSED réunissant des cadres choisis pour insuffler la politique de déflation des personnels : ” (…) La portée des propos tenus ne se limite pas aux cadres présents, mais elle s’adresse à travers eux, à l’entreprise entière, ce que les intervenants n’ont pu ignorer. En outre, même si le cadre de ces interventions peut se prêter à des usages de langage moins policés. que d’autres réunions plus classiques et moins protocolaires, le caractère direct voire familier de certains termes utilisés n’est en cause qu’en raison de la violence qu’ils véhiculent et ils ouvrent la porte à d’éventuels abus. Comme l’a écrit le philologue Victor KLEMPERER , auteur de LTI, la langue du IIIe Reich, “les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic: on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir.” Ce qui fait dire à l’historienne Mona OZOUF que “l’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes.” (page 184 de la décision)
Citons également Thérèse Delpech “L’ensauvagement. Le retour à la Barbarie au XXIe siècle.“Cet auteur a étudié la surdité de l’Homme face à la barbarie de l’Histoire: « une sauvage indifférence aux êtres humains, telle est la plus importante régression du XXe siècle »
“Sauf exception, comme ce fut le cas pour le tsunami de Noël 2004, catastrophe naturelle relayée par une abondante couverture médiatique, elle pose l’idée que les esprits et les gouvernements sont indifférents, car entre l’homme et l’Histoire, elle estime qu’il n’y a qu’un dialogue de sourd. Pourquoi ? Parce que les hommes et ceux qui les représentent ne savent plus distinguer le juste de l’injuste, le beau du laid ou le bien du mal. Cette confusion des valeurs entraîne, dans tous les domaines, des dégâts sans nom, et en politique, elle est dévastatrice.”
Cette décision majeure remet l’humain au centre des préoccupations, enfin. Elle juge les prévenus mis en cause, mais elle envoie également un signe fort pour l’ordre social et le monde du travail, sanctionnant des pratiques inacceptables, insoutenables.
Et bien au-delà, cette décision se livre à une définition remarquable de l’infraction de harcèlement moral, conforme au droit, à l’esprit du législateur et à la philosophie du travail.
Le 2 juillet 2019, après 46 audiences, Me Christelle Mazza a présenté sa plaidoirie au soutien d’une partie civile et rappelé le respect des Droits de l’Homme dans la conduite d’une entreprise, la dignité humaine s’imposant à tous les niveaux, y compris dans la sphère économique.
A la demande de plusieurs associations et syndicats, sa plaidoirie sera ici intégralement reproduite.
“Madame la Présidente,
Madame/Monsieur du Tribunal,
Le procès qui nous rassemble aujourd’hui est un procès historique, pour deux raisons.
La première est que vous avez l’occasion de rappeler les principes inscrits dans les textes les plus élevés dans la hiérarchie des normes : c’est le principe de la dignité humaine.
La seconde est l’opportunité de parachever l’ouvrage entamé par la chambre criminelle de la cour de cassation sur l’infraction de harcèlement moral au travail, le harcèlement institutionnel.
Pourquoi se référer à la dignité humaine ?
Cette question occupe l’ordre social depuis toujours, c’est le thème central d’Antigone de Sophocle.
Même les traitres ont droit à une sépulture, même les prévenus ont droit à une défense, la dignité humaine ne se négocie pas, la dignité humaine n’est jamais un choix, la dignité humaine s’impose, dans tous les domaines, y compris dans le domaine économique.
Si la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen rappelle avec force que les hommes naissent libres et égaux en droit, ce principe a été décliné en droit du travail.
Tout le monde a droit au maintien dans l’emploi et la cadence doit être adaptée à l’homme. Il ne saurait jamais être question de performance qui conduirait à penser que seuls les forts et les plus résistants capables d’adaptation auraient droit de société et droit de vie économique. Ce serait violer nos plus grands fondamentaux démocratiques et républicains.
Et pourtant, c’est ce qui s’est produit.
Ce procès, Madame la Présidente, avant d’être l’examen de la qualification d’une infraction, est celui des droits de l’Homme et nous rappelle que quoi qu’il arrive, ils ne sont jamais ni une évidence, ni définitivement acquis.
Hasard du calendrier, l’organisation internationale du travail vient de finaliser la première convention internationale contre la violence et le harcèlement au travail.
A la question,
« la conférence internationale du travail devrait-elle adopter un ou plusieurs instruments concernant la violence et le harcèlement dans le monde du travail ? »,
la France a répondu :
« l’être humain n’est pas une marchandise et ses droits fondamentaux doivent être protégés, au premier rang desquels figure celui de travailler à l’abri des violences, dans un environnement de sûreté lui garantissant la préservation de sa dignité, la protection de sa santé physique et le maintien de sa capacité de travail. »
La lecture des débats entre les différents pays montre que notre pays est un exemple, dans le monde, concernant l’arsenal de textes permettant de garantir aux travailleurs un droit à l’emploi et le respect de leur dignité au travail.
Malgré cela, nous sommes un triste exemple en étant l’un des pays où il y a le plus de suicides au travail, en particulier dans la fonction publique.
Je le disais, ce procès est historique. Montrons au monde, par cette jurisprudence, que nous sommes bien le pays des Droits de l’Homme et que dans n’importe quelle sphère, surtout la sphère économique, il est possible de répondre aux défis de la mondialisation, tout en restant éthique.
Vous avez l’instrumentum pour garantir le respect de ces valeurs fondamentales.
C’est le sens de l’article 222-33-2 du code pénal.
J’évoquais dans un second temps le chemin déjà largement entamé par la chambre criminelle de la cour de cassation sur l’interprétation pleine et entière du texte sur l’infraction de harcèlement moral.
Il est temps de la consacrer.
En 1998, 2 ouvrages majeurs ont été publiés sur ces thématiques.
Le premier était publié par le Pr Christophe DEJOURS, « Souffrance en France », après un autre ouvrage majeur dont la première édition avait été publiée en 1980, « Travail, usure mentale ». La lecture des différentes préfaces de cet ouvrage au gré des mises à jour sonne de façon assez prémonitoire sur l’issue de la mutation des conditions de travail, au point qu’en 2009, dans le champ de prévention et au moment de la « crise médiatique » il publiait un ouvrage sur le suicide au travail.
Le second est celui du Dr Marie-France HIRIGOYEN, psychiatre, « harcèlement moral, violence perverse au quotidien ».
Ces travaux ont nourri la loi du 17 janvier 2002 et la création de 3 textes dans le code du travail, la loi statutaire des fonctionnaires et le code pénal.
Dès l’origine, le législateur a pénalisé le harcèlement moral.
Ce choix est particulièrement fort dans notre droit interne et montre un choix originel universaliste, conforme à notre légistique. Sa rédaction est suffisamment large pour englober toutes les situations.
Pour une raison à la fois politique et morale, la jurisprudence a rendu ses décisions durant de trop nombreuses années avec un biais originel, celui de croire que le harcèlement moral ne pouvait être qu’interpersonnel.
Or la situation même du lieu de travail implique forcément une dimension qui va au-delà de l’interpersonnel, c’est la Cité dans la Cité, qui a ses propres règles, sa propre organisation, qui est influencée par des contraintes extérieures répercutées sur le travail et les travailleurs.
Je voudrais prendre 2 illustrations pour montrer à quel point l’article 222-33-2 du code pénal englobe surtout la notion de système, au-delà du harcèlement dit interpersonnel.
En droit anglo-saxon, transposé dans de nombreux pays, le harcèlement (harassment) s’entend comme le harcèlement discriminatoire. En droit français, il existe une infraction distincte.
Le harcèlement moral tel qu’il est inscrit dans notre droit, dit harcèlement psychologique au Québec, s’appelle le Bullying, c’est-à-dire l’intimidation.
On peut retenir de ces distinctions les éléments d’agression, de prédation et/ou de domination. Le monde du travail étant un lieu de pouvoir déséquilibré par nature, le droit doit rééquilibrer les forces et prévenir de toute intimidation et domination.
On retrouve cette distinction dans la lettre du texte sur le harcèlement sexuel qui punit d’une part des agissements répétés en vue d’obtenir des faveurs sexuelles, d’autre part les situations, même non répétées, qui créent une situation offensante, intimidante et portant atteinte à la dignité de la personne.
Le texte sur le harcèlement moral comprend la notion de répétition mais l’absence de définition des agissements (devenus propos et comportements en 2012) permet d’englober toutes ces situations, à la fois la prédation, la domination et l’intimidation.
A aucun moment le texte n’indique que le harcèlement moral devait être interpersonnel (personne visée pour cible) ni que la personne était « choisie » par l’auteur dans un but bien déterminé, ce qui ne constitue qu’une dimension extrêmement restrictive du texte.
En fait, l’interprétation du texte s’est fondée essentiellement sur la victimologie, à partir des observations cliniques du Dr Hirigoyen, et a trop longtemps passé sous silence la dimension systémique posée notamment par le Pr Dejours sur l’organisation en tant que système mettant en place une chaîne d’agissements répétés portant atteinte aux conditions de travail et à la dignité humaine du travailleur, déclinés le long de la chaîne hiérarchique et/ou fonctionnelle.
C’est pourtant, quand on y pense, dans le monde du travail, l’interprétation qui est la plus logique. Quelles que soient les contraintes, la dignité humaine est un droit inaliénable et l’employeur se doit de la garantir, y compris dans sa façon de penser le travail.
Ce procès est historique pour cette seconde raison : ce ne sont pas les auteurs du quotidien, qui ont exécuté les ordres, qui comparaissent devant vous, ce sont les penseurs de ce système.
Vous devrez, pour arriver à ces condamnations multiples, éviter plusieurs écueils.
Le premier est celui du jugement moral. Peu importe la situation de vie personnelle des travailleurs et leur façon de réagir au monde du travail : lorsqu’ils ne suivent plus la cadence, il faut s’adapter à eux et les protéger.
En outre, nous ne sommes pas là pour juger de l’homicide involontaire ou du caractère imputable au travail des suicides et décompensations graves.
Cette interprétation relève de la seule appréciation du préjudice et n’entre absolument pas en considération pour la qualification de l’infraction.
En revanche, la gravité du dommage doit aider à la compréhension de la force de frappe.
Continuer de déresponsabilier l’employeur en s’attaquant à la sphère personnelle de l’individu porte une grave atteinte à la dignité humaine.
Le second écueil consisterait à tenir compte de circonstances atténuantes, la pression économique et le virage technologique.
Du fait de la séparation des pouvoirs, il ne saurait être question de juger de l’opportunité de la privatisation ou du changement majeur de l’organisation de notre société par le numérique à la fin des années 2000.
A contrainte égale, on ne peut que constater l’exception française sur la violence du conflit social dans la privatisation du secteur de la poste et des télécommunication en Europe. C’est bien que ce n’est pas ce facteur extérieur qui en est la cause mais la fameuse conduite du changement.
J’ai démarré mes propos sur une tragédie grecque, Antigone. Je dois reconnaître, Madame la Présidente, que France Télécom ressemble à une véritable tragédie grecque.
Je me souviens des mots de M. WENES qui citait Rome :” la roche Tarpéïenne est proche du Capitole“. Et je voudrais rappeler le livre V d’Ethique à Nicomaque, d’Aristote, sur la justice.
Aristote disait que seul le monde des Dieux obéit à des lois universelles, mécaniques, nécessaires, prévisibles. L’Homme, lui, n’est qu’accident et aucune règle immuable ne peut lui être appliquée. Aristote est le théoricien de l’Equité et a fourni comme outil nécessaire à l’appréciation d’une situation la valeur cardinale de la prudence qui a donné le terme jurisprudence, dire le droit avec prudence. La prudence ce n’est pas la peur, c’est la juste appréciation d’une situation pour que la peine soit juste et la réparation conforme. C’est établir, avec humanité, l’ordre social.
La mythologie grecque nous a appris ce qui arrive à ces hommes qui se sont pris pour des Dieux, Orphée, Prométhée, Icare.
France Télécom a créé son Olympe qu’elle a appelée en interne son Etat-Major. Son monde a été pensé comme une statistique. L’humain au travail est réduit à un chiffre, une cible, un objectif et le management ressemble à l’art de la guerre.
(Lecture de la cote D3185/64 à 68) : formation sur l’art de la guerre par Olivier Barberot
Nous ne jugeons donc pas les contraintes économiques mais le choix d’une politique d’entreprise qui a consisté à vivre la transformation comme une guerre dont la variable d’ajustement aura été l’humain et le fonctionnaire en particulier.
A l’origine il y a le rapport Larcher sur le bilan de la loi de 1990. Je ne le citerai pas en entier mais il est à lire intégralement pour comprendre le péché originel : la trahison.
Il indiquait que la privatisation de France Télécom à ce stade serait une erreur. Il rappelait que 92% des effectifs avait souscrit des actions et démontrait le profond attachement des fonctionnaires à leur service. Il préconisait une transformation qui ne se fasse pas dans la violence et qui protège ce statut, afin de ne pas en faire la variable d’ajustement.
Il précise bien les étapes distinctes de « sociétisation » et de privatisation.
Dans cette nouvelle étape, il rappelait que le respect des droits du personnel devait être placé « au cœur de l’opération de sociétisation, par le maintien solennel du statut de fonctionnaire des personnels ». « Le maintien de ce statut fut d’ailleurs, avant même d’être inscrit dans la loi, un engagement solennel du Premier Ministre Alain Juppé auprès des personnels, manifesté par une lettre envoyée à chacun des employés de l’entreprise. Car le Gouvernement comme votre rapporteur, en étaient convaincus : la réussite de France Télécom reposait sur l’adhésion à un projet d’entreprise global et cohérent des hommes et des femmes composant son personnel » (page 13)
Il rappelait les erreurs stratégiques antérieures mais à quel point France Télécom avait survécu à sa considérable dette et était dans une situation économique qui n’était pas préoccupante.
Sauf que l’histoire nous raconte que pour éviter un conflit social au moment de l’entrée sur le marché de France Télécom, on a menti aux personnels.
En devenant minoritaire, l’État a délégué son pouvoir de gestion de carrière des fonctionnaires au président de France Télécom M. LOMBARD et un système d’ultra-centralisation du pouvoir s’est constitué, éloignant les fonctionnaires du pouvoir décisionnel, les rabaissant à leur plus violent devoir d’obéissance, de sujétion, en dehors de tout intérêt du service, ce pour quoi ils ont été formés.
Les fonctionnaires ne sont pas rattachés à France Télécom par le contrat, mais par la loi.
M. LARCHER alertait pourtant : « il ressort de cette analyse que le statut des personnels fonctionnaires est en quelque sorte le principal élément de leur situation qui n’ait pas été profondément modifié, et ce en l’espace de quelques années seulement. Il constitue, de ce fait, un point d’ancrage de la culture de l’entreprise qui, pour votre rapporteur, ne doit pas être ébranlé. »
Je voudrais attirer l’attention sur quelques agissements répétés organisationnels mis en place pour viser en priorité, les fonctionnaires :
- La vision du travail a revêtu une dimension strictement économique
- Organisation de mobilités multiples et forcées créant une déstabilisation, au gré des décisions ne rapportant pas à une politique d’entreprise globale et traçable,
- Notion de « sécurité de l’emploi » : le travail n’est envisagé que comme un bulletin de salaire à la fin du mois, au mépris de l’appréhension des conditions de travail,
- Violation des garanties collectives et individuelles des fonctionnaires. J’ai longuement développé le problème des commissions administratives paritaires et du conseil paritaire dans mes écritures, notamment l’absence de transposition totale possible de la jurisprudence administrative, du fait de l’absence d’intérêt général (le service universel ne concerne d’ailleurs pas la grande majorité des victimes et ne saurait être une excuse)
Je voudrais parler de la commission de réforme, dont le fonctionnement a été parfaitement exposé hier par une association sur le suicide et la dépression, et du mensonge de France Télécom, en particulier lorsque la personne morale a parlé d’un des suicides. En effet, la reconnaissance de l’accident de service obéit à un régime de responsabilité pour risque. Refuser de reconnaître un accident de service au motif qu’une procédure pénale est en cours est un mensonge. La reconnaissance d’un accident peut se faire sans faute et par conséquent sans reconnaissance préalable d’un lien avec le harcèlement moral. France Télécom pourtant, dans sa grande mansuétude, aura fixé le prix d’une vie à 41000 euros, le montant du capital décès, sans reconnaître l’accident de service du suicide sur le lieu de travail, prétextant attendre l’issue de la procédure. De même, le Dr N’GUYEN-KOA semblait à peine connaître le rôle de la commission de réforme, or pour que cette commission statue valablement le rapport de la médecine de prévention est obligatoire. Ces rapports étaient des indicateurs sur la crise suicidaire. Ils ne sont jamais évoqués. La plupart du temps, il n’y avait pas de médecine du travail ou trop éloignée des fonctionnaires. Tout a été pensé pour les priver de garanties. C’est d’ailleurs un phénomène que l’on constate souvent dans l’administration en matière de suicide : blocage de la procédure de reconnaissance d’accident pour ne pas laisser croire à une reconnaissance de culpabilité sur le harcèlement.
- La mise en place d’une organisation matricielle : nous allons être clair, personne n’en comprend ni le fonctionnement ni surtout l’efficience. Alors quel en était l’objectif ? Rompre la possibilité de tracer les lignes hiérarchiques. En créant des lignes fonctionnelles, les donneurs d’ordre ne sont plus ceux qui sont responsables sur le plan juridique, notamment en matière administrative. Nous avions vu le point des évaluations annuelles. Or comme on nous l’a répété souvent, nous sommes au pénal et c’est le donneur d’ordre le responsable. C’était assez frappant lorsque nous avons visionné le tableau des effectifs, énonçant le fait que ce sont les directeurs territoriaux les supérieurs hiérarchiques des RH…or il a été indiqué que les RH recevaient leurs consignes directement de l’Etat-major. Je ne suis même pas sûre que les directeurs territoriaux étaient conscients de la responsabilité que cette organisation leur imputait. Comme l’a souligné le rapport d’étonnement, certaines personnes exerçaient le même métier sans avoir la même désignation, d’autres faisaient un métier différent en étant qualifiés pareillement et pour ce qui concerne mon client, il ne savait absolument pas qui était son chef et sa situation a créé un trouble manifeste sur l’organisation. Cas topique.
- Promotion de l’ultra-performance individuelle et rupture du collectif, notamment par l’entretien d’évaluation et le système de prime sur objectif de départ,
- Mise en place d’une communication institutionnelle et politique de type propagande, manipulation par le verbe (« pompe à brouillard »)
- Manipulation en responsabilisant le salarié qui devient le propre acteur de son avenir, sous couvert de soutien permanent et d’accompagnement, générant un sentiment de fragilisation et d’inutilité, le fait de ne pas être choisi,
- Instrumentalisation de personnels dévoués et fidèles, fortement attachés à l’institution,
- Dénigrement : quoi, vous ne comprenez pas ? Courbe du deuil, « inception » : faire germer une idée dans l’esprit d’un agent pour qu’il s’exécute de lui-même,
- Soumission par l’instauration d’un régime de terreur : 22.000 personnes sont visées mais personne ne sait lesquelles. Création d’un climat compétitif de survie, stratégie de la guerre,
- Stigmatisation des anciens qui ne seraient pas assez aptes à comprendre le nouveau monde,
- Déstabilisation volontaire des chaines hiérarchiques et des lieux de travail pour repérer les « maillons faibles ».
Les sentiments exprimés relèvent du registre de la symptomatologie du harcèlement moral ; déni, culpabilisation, sentiment de honte, agression contre soi-même, traumatisme avec ressassement…
Sur ce point, et ce sera mon dernier développement, le cas de M. T… suffit en lui-même à condamner la personne morale et l’Etat-major ici présent pour harcèlement moral.
Je ne reprendrai pas l’ensemble des agissements subis et de l’horreur de ce qu’il a vécu : non seulement tout le monde le savait mais il a été délibérément maintenu dans une situation d’ostracisme.
Je voudrais évoquer la violence du préjudice subi. Pour que l’on sache que ceux qui ne sont pas morts physiquement, le sont psychiquement.
M. T… est venu assister à ce procès tous les jours.
Il est venu me saisir le 25 mai 2019. Il m’a parlé un instant des enjeux et de ce que France Télécom avait fait.
Il m’a fallu quelques minutes pour comprendre. Je lui ai demandé s’il avait été diagnostiqué en syndrome post-traumatique. Il m’a répondu oui, avec détachement, comme s’il me demandait quel était le rapport avec ce qu’il était en train de raconter.
Son horloge interne s’est arrêtée en septembre 2007 lorsqu’il s’est retrouvé seul, « en déshérence sur le site Brossolette », pour reprendre les termes mêmes des ressources humaines.
Il ne comprend pas pourquoi il a été plus maltraité qu’une imprimante ou qu’une poubelle de son service.
On lui reproche de ne pas avoir suivi les rendez-vous RH pour son « redéploiement » mais quel redéploiement ? Il était coopératif, les pièces le montrent, alors que son emploi était supprimé, c’était énoncé vaguement en comité d’entreprise mais dans le cadre du plan ACT, on donnait le chiffre des cibles et pas les noms.
M. T… voudrait comprendre pourquoi lui.
M. LOMBARD dira de lui qu’il ne comprenait rien, M. BADRINATH, sous sa hiérarchie directe, dira de lui, dans une déclaration totalement mensongère, qu’il ne pouvait pas faire partie du projet… le plan NEXT, pourtant, créait 800 postes, selon M. BARBEROT, dans le domaine de M. T…, l’innovation.
Alors on a cherché à s’attaquer à sa personne…il aurait eu un problème de comportement, il aurait volé l’histoire de M. A…
Parlons-en de M. A…, son compère de toujours qui a brusquement adopté un comportement de retrait, la honte peut-être de ne pas avoir le courage de M. T… qui a osé dénoncer ?
Fin 2007, M. T… a encore eu la force de se battre et de lancer des procédures. Il s’est rendu tous les jours à son travail, refusant la réalité qu’on lui imposait et c’est cet acte de résistance qui semble lui être reproché.
M. T… est l’expression même du dommage collatéral militaire.
J’ai produit aux débats 2 documents, le DSM V et un article sur la clinique du trauma dans le harcèlement moral.
Il est important de comprendre le mécanisme psychique de M. T… pour comprendre ses réactions durant les années qui ont suivi le drame.
A la place de M. T…, certains se seraient donné la mort, en quelque sorte le syndrome post-traumatique l’a sauvé de ce geste ultime mais pourtant, en 2014, lorsqu’il a appris plusieurs nouveaux cas de suicide dont un collègue proche, celui qui a pris la photo de son anniversaire, avec M. A…, il a décompensé et a été hospitalisé.
En des termes vulgarisés, la décompensation représente l’explosion d’une fragilité latente chez le sujet. En matière de syndrome post-traumatique, elle peut survenir des années après le traumatisme originel.
Imaginez 2 personnes qui reçoivent exactement le même coup sur l’un de leurs os :sSur l’un des sujets, l’os va rompre, sur l’autre l’os va être légèrement fêlé.
Nous avons tous une constitution préexistante à la décompensation qui fait que face à un choc donné, le même, nous n’aurons pas la même résistance et cela ne responsabilise en rien l’individu, par rapport à l’accident qu’il a subi, ni ne disculpe celui qui a porté le coup.
Je voudrais encore prendre 2 autres images. Savez-vous comment on teste les molécules d’anti-dépresseurs dans les laboratoires ? On donne des chocs répétés à des souris de manière plus ou moins espacée et puis on regarde, parmi celles qui ont ou non reçu la molécule, celles qui résistent le plus longtemps.
Il existe aussi l’expérience du « désespoir appris ». On place une souris dans l’eau, elle va nager jusqu’au rivage et au moment où elle arrive, on la repositionne au milieu de l’eau. La souris, avec la répétition, va comprendre qu’elle n’aura jamais la reconnaissance du travail qu’elle fournit pour regagner la rive, que chaque effort est vain et qu’elle n’arrivera jamais à regagner la rive. Cela crée un syndrome dépressif et un risque majeur de décompensation.
Voila ce qu’est le harcèlement moral. Dois-je rappeler la répétition des humiliations et des atteintes à la dignité humaine de M. T… ?
Pour le reste, Madame la Présidente, je m’en rapporterai à mes conclusions, notamment sur le chiffrage du préjudice et j’espère que vous entrerez en voie de condamnation.
Pour terminer, je voudrais dire que le jour où j’ai produit mes écritures, M. T… m’a transmis de nombreuses pièces corroborant davantage ce qu’il avait subi.
J’y ai vu un véritable souffle de vie : après 12 ans, il avait enfin réussi à lire les pièces, à les structurer, à se confier, et je voudrais lui dire combien je suis fière de sa résistance, de son combat pour rester un homme digne, lui qui a été totalement anéanti, à 35 ans.”