Le pantouflage désigne familièrement le fait pour un haut fonctionnaire de quitter le service public pour intégrer une entreprise privée. Une fois libre de la charge publique voire après quelque déconvenue électorale, le fonctionnaire ou le politique en quête de reconversion peut représenter un véritable atout pour les acteurs du privé. Derrière cette mobilité se cachent pourtant des problématiques de plus en plus décriées de corruption, favoristisme ou prise illégale d’intérêts, tant au sens de la loi pénale que morale.

Parce que le pantouflage, qui renvoie dans l’imaginaire collectif à un petit chausson tranquille, constitue dans les faits une idéologie d’un autre temps à la fois autoritariste, captive et…virile.

Décryptage.

A l’origine, ce terme était utilisé par les élèves de l’école Polytechnique. La « pantoufle » s’opposait à la « botte » avec tout le dénigrement que cela implique. En pratique, il s’agissait pour le pantoufleur d’intégrer le secteur privé et de rembourser l’État de ses frais de scolarité pour ne pas s’être engagé durant dix ans dans la fonction publique.

Ce terme, bien au-delà d’une notion de classe, concernerait par ailleurs majoritairement les hommes. Dans un article publié en 2020 « Pantoufler, une affaire d’hommes ? Les énarques, l’administration financière et la banque (1965-2000) », Sarah KOLOPP précisait ainsi : « Cet article se propose de rendre compte de la faible féminisation des états-majors bancaires français en s’interrogeant sur le fonctionnement du point de vue du genre de l’une des principales filières d’accès à ces états-majors, la « filière État », du milieu des années 1960 au début des années 2000. L’existence de cette filière de recrutement des dirigeant·es n’est pas spécifique au secteur bancaire : elle fait figure de caractéristique distinctive du grand patronat français (Bauer et Bertin-Mourot, 1997 ; Bourdieu et Saint-Martin, 1978). Elle renvoie au phénomène du « pantouflage », i.e. au rôle de catapulte que peuvent jouer certains lieux de l’État (grands corps, administration financière, cabinet) vers les sommets de (certaines) grandes entreprises. L’existence de cette exit door pour haut·es fonctionnaires est souvent renvoyée aux liens historiques (de contrôle, de tutelle, de propriété) entre État et entreprises, caractéristiques du capitalisme d’État à la française. Dans le cas du secteur bancaire, ces liens sont particulièrement forts, héritages des deux vagues de nationalisation, de l’existence d’un secteur bancaire et financier dit « à statut légal spécial », sous la tutelle directe du ministère des Finances , et du rôle d’impulsion joué par l’État dans la restructuration du secteur bancaire français à partir des années 1980. Ils font ainsi de la « filière État » une filière cruciale dans le recrutement des états-majors bancaires. »

On l’aura compris, derrière le pantouflage se cache la problématique des grandes écoles françaises, de la faible présence des femmes, du mépris de classe et d’une culture élitiste, que ce soit dans le service public ou le secteur privé. Un vaste champ de réflexion sur la notion de transparence, de démocratie et d’égalité qui renvoie, dans les faits, à des usages… napoléoniens.

Instaurée à l’origine comme « un gage de loyauté » envers l’État pour les étudiants des grandes écoles, la régularité de cette mobilité-reconversion était jusqu’en janvier 2020 contrôlée par la commission de déontologie de la fonction publique. Le décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020 précisant les règles de la loi de transformation de la fonction publique n°2019-828 du 6 août 2019 a transféré ces compétences à la Haute autorité pour la Transparence de la Vie publique (HATVP).

L’entrée en vigueur de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique (TVP) et de la création de la HATVP avaient fait naître l’espoir de remettre les valeurs de dignité, intégrité, probité, donc d’exemplarité, au centre des préoccupations de ceux qui nous gouvernent.

C’est dire si la question est récurrente, bien que récente dans notre droit positif.

Néanmoins, ces dernières années, le nombre de hauts fonctionnaires naviguant entre le public et le privé a fortement augmenté et, en corrélation, les situations de conflits d’intérêts ou de lobbying douteux. Entre cumul de mandats et d’activités ou encore de position de disponibilité, l’encadrement strict notamment par le biais d’un contrôle de légalité et déontologique de ces aller-retours devient un impératif pour la sauvegarde de notre Etat de droit.

Le « MacKinsey Gate » est venu placer au centre des préoccupations démocratiques la sempiternelle question de l’immixtion entre privé et public, démontrant la fragilité du système. La condamnation de la société ORANGE (France Télécom) pour harcèlement moral par l’exercice d’une politique d’entreprise visant à dégraisser les effectifs de fonctionnaires à n’importe quel prix a mis en lumière les dangers d’une politique d’État visant à modifier l’objet social d’une entreprise publique passant du service universel à la stricte rentabilité. Parmi le comex…des polytechniciens.

Comment un savoir hautement technique destiné à la protection de l’intérêt général a-t-il pu être dévoyé pour servir des intérêts strictement privés, rompant avec la notion de justice sociale ? L’hubris…

A cet égard, la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires avait mis en place un réseau de référents déontologues afin d’élucider les risques d’incompatibilité des activités envisagées par les fonctionnaires avec l’exercice de leurs nouvelles fonctions, à la suite du scandale de l’affaire CAHUZAC.

En outre, la loi n°2022-217 du 21 février 2022 dite « 3DS » qui entend donner des marges de manœuvre aux élus locaux, a également prévu la possibilité pour ces derniers de consulter un référent déontologue afin d’assurer la libre administration des collectivités en conformité avec les principes déontologiques consacrés par la Charte de l’élu local, créée par le nouvel article L.1111-1-1 du Code général des collectivités territoriales.

Les dispositions réglementaires viennent d’être intégrées dans le code général des collectivités territoriales par le décret n°2022-1520 du 6 décembre 2022.

La lecture de cet article peut faire sourire tant les infractions du quotidien y sont décrites…une nouvelle culture de la transparence et de la fin des petits arrangements entre amis locaux à instaurer.

Avant d’être parachevée par la loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes, la loi TVP avait notamment ajouté le « membre du Gouvernement » comme personne pouvant faire l’objet de sanctions au titre du délit de « pantouflage », ou autrement dit, de l’infraction de prise illégale d’intérêts prévu à l’article 432-13 du Code pénal. Une révolution !

Cependant, au vu du fort développement du « phénomène » ces dernières années, force est de constater que les dispositifs juridiques, au demeurant très récents, sont largement insuffisants. S’il est vrai que plusieurs dispositions de la loi TVP ont été retoquées par le Conseil constitutionnel notamment en raison des risques de violation du droit au respect à la vie privée (Décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013), l’avènement de la HATVP, chargée de veiller à l’absence de conflits d’intérêts des hauts fonctionnaires et ses nouvelles compétences n’ont guère permis de poser les limites nécessaires.

La transparence et l’exemplarité des pouvoirs publics et des serviteurs de l’Etat sont le gage d’une démocratie saine et durable. Toutefois, ces objectifs peuvent paraître inaccessibles, lorsque ceux qui nous gouvernent sont aussi ceux qui choisissent les personnes qui doivent les contrôler …

En témoignent le récent débat sur la nomination possible d’anciens magistrats au CSM à la place des « laïcs », les affaires touchant l’ancien président SARKOZY, le ministre de la justice mis en examen et renvoyé devant la cour de justice de la République, un conseiller de l’Elysée qui aurait averti son ami député d’une enquête en cours sur sa consommation de cocaïne et les nombreux élus locaux qui confondent collectivité publique et entreprise familiale…

Cette question de pantoufle cache ainsi une bien grande question démocratique…

Crédit photo CAUSSUN “La Cendrée”